La guerre des drones
Été 2010. Une boîte de beignes Tim Hortons à l’érable. Un café tiède abandonné. Trois gars en uniforme, concentrés, assis dans des fauteuils d’avions de ligne, coiffés d’écouteurs et de micros, la main sur des joysticks. À l’écran, un paysage d’Afghanistan, avec Talibans, villageois et convoi militaire canadien dans le décor. Bienvenue dans la guerre des drones.
Le pilote maintient le drone CU-170 Heron à 1500 pieds. Le spécialiste « payload » fait légèrement tourner la caméra, pour observer les huit Talibans, Kalchnikov en bandoulière, fendre le champ de pavot près d’un village isolé. La patrouille canadienne n’est pas loin.
Le troisième soldat, spécialiste du renseignement, lance un message qui sera relayé à la patrouille : « OK, avancez, ils sont à 5 km ». Tout s’est passé à 100 km des opérateurs du drone.
Le Canada a déployé une petite flotte de drones non-armés en Afghanistan, pour 162M$. Plusieurs appareils, dont des Heron israéliens, loués de la firme McDonald Dettwiler and Associates (qui a développé le bras canadien de la navette spatiale), ainsi que des CU-161 Sperwer, achetés d’Oerlikon-Contraves, de Saint-Jean-sur-Richelieu, sous-traitant de la française Sagem.
Ottawa envisage d’ici l’an prochain de faire partie du club de la dizaine de pays qui ont une flotte de drones armés. Le MQ-9 Reaper Junter/Killer (ou Predator B Guardian), de l’américaine General Atomics, vendu 36,8M$US pièce, pourrait même remplacer nos F-18.
Les drones servent depuis longtemps. En 2001, 80 modèles étaient utilisés par plus de 55 pays. Nos voisins du sud en possèdent plus de 7000; 30 000 d’ici 2020.
Ils bombardent Al-Qaïda, au Pakistan, en Afghanistan, au Yémen et en Somalie, avec plus de 400 attaques depuis 2004. Depuis mai 2010, la CIA estime avoir éliminé au moins 600 terroristes au Pakistan seulement. Les États-Unis forment actuellement davantage de pilotes de drones que d’avions habités. En août 2008, ils comptaient même un escadron entier de drones, le 174e, basé à Syracuse (New York). Et les pilotes de drones militaires américains opèrent à partir d’une base située dans la banlieue de Las Vegas, même si leurs avions décollent en Orient.
Cette guerre des drones, appuyée par 83% des Américains, n’existe pas officiellement. Mais le président Obama l’a intensifiée. Leurs attaques ont fait plus de 4300 morts, dont plus de 800 civils et 200 enfants, rapporte le Bureau of Investigative Journalism (BIJ) de Londres. Dix victimes civiles pour un terroriste tué, selon l’Institut Brookings.
Chaque mardi (baptisé terror Tuesday), le président Obama passe en revue sa kill list avec ses conseillers et autorise chaque frappe. Le BIJ ajoutait, dans son enquête publiée en juin dernier, que la CIA envoyait désormais ses drones sur les secouristes et les cérémonies funéraires, tuant encore plus de terroristes et de civils que lors des attaques initiales! Philip Alston, l’expert de l’ONU sur les meurtres extrajudiciaires, parle de crimes de guerre, rapporte le Pakistan Times.
« L’utilisation de drones est légale dans un conflit armé (ce qui n’est pas le cas au Pakistan), à condition que la victime soit un soldat ou un civil qui participe aux hostilités, que vous ayez pris tous les moyens possibles pour diminuer le nombre de victimes collatérales et si c’est le seul moyen pour neutraliser l’ennemi. Et l’attaque doit être menée par des militaires, pas la CIA », explique Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, chercheur associé à la Chaire Raoul Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Uqam.
« Si vous tuez 45 civils pour éliminer un seul ennemi, ça ne passe pas », ajoute-t-il.
Pourtant, les drones sont désormais indispensables. Ils coûtent moins cher et chaque année sont plus précis. Un leader tribal afghan s’est même émerveillé qu’un missile lancé par un drone avait percuté la voiture d’un leader Taliban par la porte où il était assis, écrit le Daily Telegraph de Londres, en mai. Des militaires américains regardent leurs cibles discuter avec leurs femmes et s’amuser avec leurs enfants, avant de les oblitérer une fois seuls, illustre Paris Match en juin.
« Ils sauvent des vies, affirme le major Mark Wuennenberg, de l’Aviation royale canadienne et expert de drones. Dans plusieurs de nos missions en Afghanistan, c’était notre œil dans le ciel. »
De fait, le pilote de drone ne court aucun danger, il ne se fatigue pas car on peut le remplacer (alors que l’appareil vole pendant des jours) et visiter des sites dangereux (comme le réacteur nucléaire de Fukushima), explique le major Wuennenberg. Il permet aussi de diminuer les pertes d’appareils (90% pendant les entraînements chez l’armée de l’air américaine) et les victimes civiles.
« À Tokyo, en mars 1945, on avait un ratio de 50 morts par tonne de bombes larguées. Début 1991, en Irak, ce ratio est tombé à 0,034 personnes. Les drones accentuent les frappes de précision », reprend Jean-Baptiste Vilmer.
Mais le manque de danger incite-t-il un pilote à tirer, comme dans un jeu vidéo? « Au contraire, comme l’opérateur est en sécurité, sans contrainte de fuel, il peut frapper au bon moment, répond-il. Je n’ai jamais vu personnellement cette mentalité de jeu vidéo sur le terrain. Les appareils sont opérés par des pilotes de chasse selon les règles d’engagement militaires normales. Oubliez les hackers, ça prend un vrai pilote, surtout dans un espace aérien où il y a d’autres aéronefs. »
Le Sperwer canadien a été utilisé dans plus de 1400 missions totalisant 4300 heures de vol en Afghanistan. Il pouvait voler à 16 000 pieds pendant près de cinq heures, contre 35 000 pieds et 52 heures pour le Heron. Ottawa lorgne le Reaper, qui peut voler à 50 000 pieds pendant 30 heures, chercher par lui-même une cible à 740 km, s’attarder sur les lieux pendant 14 heures avant de retourner à sa base après avoir largué jusqu’à 14 missiles, dont des Hellfire II (air-sol) et des Sidewinder. Il coûte 37M$.
Le Canada veut ces drones pour surveiller ses vastes zones maritimes et arctiques, pour des missions d’urgence (repêchage maritime, écrasement d’avions en zone éloignée, feux de forêts ou inondations à grande échelle), ou pour des missions comme l’Afghanistan. Ceux des Américains patrouillent les frontières canadienne et mexicaine.
Assistera-t-on un jour à une attaque armée de drones intelligents, comme dans les films Terminator? Pas avant plusieurs décennies. Et encore, « il est préférable d’avoir le jugement d’un opérateur humain », ajoute le major Wuennenberg.
Par contre, les drones bouleverseront complètement les prochains conflits armés, selon le Journal des Forces canadiennes. « Ils pourraient représenter une supériorité aérienne sur les avions pilotés dès 2025 », affirme le major américain William K. Lewis, dans une thèse universitaire de 2002. « Il est inévitable qu’un jour, tous les avions de combat n’auront pas de pilote », écrit le Global Defense Review.
Mais il faudra que les machines puissent raisonner comme des humains et faire des jugements moraux, reprend le major Lewis. Des chercheurs de la base de Valcartier et d’autres pays y travaillent.
En attendant, certains drones sont de la taille et de la forme d’un colibri, pour vous espionner de votre fenêtre. Dans dix ans, certains seront aussi petits qu’une guêpe. D’autres, avec leurs puissantes caméras thermiques, pourront voir à l’intérieur des immeubles. Les caméras actuelles, identiques à celles de l’hélicoptère de TVA, seront remplacées par des objectifs haute résolution, qui permettront de tirer plusieurs cibles, quand les enfants qui jouent au soccer se seront éloignés…
Encadré :
Les pays ayant des drones armés
États-Unis
Royaume-Uni
Israël
France
Italie
Russie
Turquie
Chine
Inde
Iran
Encadré :
La flotte canadienne en Afghanistan
• Scan Eagle, loués, Boeing/Insitu, 12M$
• Systèmes Maveric, achetés, Priora Robotics, 2,8M$
• Heron, loués, McDonald, Dettwiler et Associates, 95M$
• Sperwer, achetés, Oerlikon-Contraves, 33,8M$, remisés en avril 2010
• Coût total de la mission canadienne en Afghanistan, 18,5G$
Sources : Aviation royale canadienne, Directeur parlementaire du budget