AMF: Big Brother vous surveille… Mais qui surveille Big Brother?
Publié dans le magazine Conseiller, septembre 2013
On peut lire l’article ici.
Abus de pouvoir. Manque de transparence. Arrogance. Les critiques pleuvent contre les régulateurs et plus spécialement l’Autorité des marchés financiers (AMF), perçue par beaucoup comme un « Big Brother » intouchable.
Le sujet semble particulièrement épineux. Nous avons contacté des conseillers, juristes, experts, vieux routiers de l’industrie, cadres de régulateurs… seule une minorité d’entre eux a accepté de témoigner à visage découvert.
Effrayante
« J’ai peur de mon ordre professionnel, mais je le respecte, affirme un avocat qui pilote depuis longtemps des dossiers avec l’AMF. Mes clients, eux, ont peur de l’AMF, mais ne la respectent pas… » Un conseiller qui requiert lui aussi l’anonymat abonde dans le même sens : 90 % de ses confrères craignent l’AMF, estime-t-il. « Ils me disent souvent que l’AMF est un organisme intouchable. Qu’elle a tellement de pouvoir que c’est impossible de se battre si elle nous poursuit! Leurs avocats croient qu’ils n’en finiront jamais », raconte Larry Bathurst, associé de Planex Solutions financières et ex-président fondateur du Regroupement indépendant des conseillers de l’industrie financière du Québec (RICIFQ).
« Les conseillers se sentent seuls face à un géant et craignent même que le régulateur se braque à cause de la présence d’un avocat, ce qui est souvent le cas », ajoute Me Jean-François Germain, associé chez Gasco Goodhue St-Germain, qui défend régulièrement des conseillers faisant l’objet d’une enquête de l’AMF ou de la Chambre de la sécurité financière (CSF). Résultat : plusieurs achètent la paix lorsque leurs frais juridiques explosent. Même persuadés de leur innocence, ils acceptent de plaider coupables pour des accusations réduites.
De nombreux conseillers dénoncent aussi les inspections qu’ils subissent aussitôt qu’ils interviennent publiquement à propos de l’AMF. L’un d’entre eux confie même qu’un inspecteur lui a candidement affirmé que tout était impeccable dans sa pratique, mais qu’on l’inspectait parce qu’il était « connu » et qu’il avait parlé de l’AMF dans les médias.
« Ce type de relation entraîne des dysfonctionnements et des pertes d’efficacité dans l’industrie. Ce genre d’intimidation est inacceptable », s’inquiète Alain Paquet, ex-ministre délégué aux Finances et responsable de l’AMF au temps du gouvernement Charest. Le ministre actuellement responsable de l’AMF, Nicolas Marceau, n’a pas voulu commenter.
« Pensez-vous qu’on a le temps de surveiller tout ce qui se dit ou s’écrit sur l’AMF et de dresser une liste noire? On ne fait pas la vie dure à ceux qui nous critiquent, s’insurge Sylvain Théberge, porte-parole de l’AMF. C’est irréaliste. Notre crédibilité en prendrait tout un coup. L’intégrité et le professionnalisme font partie de notre culture. »
Et ce conseiller inspecté simplement parce qu’il avait parlé publiquement de l’AMF? M. Théberge se dit consterné et l’incite à porter plainte… auprès de l’AMF.
Il explique que les inspections sont déclenchées après réception d’une plainte jugée recevable et que celles portant sur les « meilleures pratiques » des conseillers sont aléatoires. Mais il refuse d’expliquer davantage la mécanique régissant ce processus.
Précisons qu’une infime minorité des plaintes, environ 0,3 %, aboutissent au pénal. En effet, une large majorité de ces dossiers est liée à des personnes qui ne sont pas inscrites au registre de l’AMF : « Plus de 99 % des inscrits ont une excellente relation avec leur clientèle et ne font pas l’objet de démarches de la part de l’AMF, commente Sylvain Théberge. L’industrie est en santé. »
Arrogante
Y a-t-il une forme d’abus de pouvoir chez les régulateurs? « Absolument, répond une personne qui connaît bien la réglementation pour avoir occupé diverses fonctions officielles. Certains posent des questions complètement stupides ou veulent des documents illico! C’est le syndrome de l’uniforme; le petit douanier qui a le pouvoir de vous écœurer. Même si la majorité comprend son rôle, les moyens sont souvent disproportionnés pour arriver au résultat final. »
« Parfois, l’AMF dit à mes clients : « Si tu ne collabores pas, ça va mal aller ». On se croirait à l’époque de l’Inquisition. L’AMF n’a pas tous les droits. Mais elle traite les conseillers sur lesquels elle enquête comme les pires fraudeurs, ajoute Jean-François Germain. Les pouvoirs de l’AMF sont tellement larges et mal définis qu’il est parfois difficile, pour un conseiller, de savoir précisément ce qu’on lui reproche! Les accusations se précisent dès qu’un avocat débarque dans le dossier. Parfois, on n’obtient
des précisions qu’au prix de menaces ou de longues négociations. »
Par ailleurs, Me Germain comprend mal certains dédoublements d’enquêtes menées par l’AMF et la CSF. Il souligne aussi l’arbitraire, le manque de lignes directrices claires dans l’application de la loi et de la réglementation : « Quand on leur demande leurs arguments, ils refusent souvent de nous les communiquer. » L’un de ses confrères se plaint du fait qu’il doive souvent se référer à la Loi sur les valeurs mobilières pour démontrer au représentant de l’AMF que la demande d’information qu’il soumet ne relève pas de sa compétence. « Parfois, dit-il, ils m’écoutent. » Il ajoute qu’il n’est même pas possible, dans le cadre d’une enquête, de conseiller au client de se taire si cela peut affecter une défense en cour : « Il est difficile d’attaquer la bonne foi de l’AMF. D’autant plus que ses employés ont l’immunité dans le cadre de leur travail. »
Agressive
« Les communiqués de l’AMF annonçant des poursuites pour des infractions alléguées à la Loi sur les valeurs mobilières réclament souvent des montants colossaux et même de la prison, dit un autre avocat. Ça stigmatise le conseiller visé alors que l’AMF n’aura pas nécessairement gain de cause en cour. C’est souvent un show de boucane, une forme d’autopromotion auprès du public. On bafoue ici le principe de la présomption d’innocence. Et à regarder des jugements ou décisions de tribunaux dans certains dossiers de l’AMF, on se demande comment ils font pour justifier leurs dérapages! » Il cite en exemple le dossier de SNC-Lavalin.
Rappelons qu’en mars dernier l’AMF avait sommé les vérificateurs de SNC-Lavalin de ne pas déposer les états financiers vérifiés de cette firme, comme l’exige la réglementation boursière.
L’AMF affirmait qu’une telle publication aurait nui à l’une de ses enquêtes. SNC-Lavalin a dû menacer d’aller en Cour suprême, car le régulateur en appelait d’un jugement du Bureau de décision et de révision (BDR) qui donnait gain de cause à SNC-Lavalin. La Cour d’appel a même reproché à l’AMF d’avoir abusé de son autorité et de s’être comportée comme si elle était au-dessus des lois dans cette affaire. « Plus on est big, plus on a tendance à se prendre pour quelqu’un d’autre », dit une source.
Selon un avocat, pour s’opposer à l’AMF, même sur des questions de procédure, il faut en faire un cas de principe… et avoir les poches pleines. Mais les conseillers n’ont pas les moyens de SNC-Lavalin.
« C’est pire depuis Norbourg, dit Me Germain. On a reproché l’inaction de l’AMF dans ce dossier. Depuis, ils tentent d’avoir une meilleure image auprès du public. »
Pas imputable
L’AMF est un organisme autonome placé sous l’autorité directe du ministre des Finances du Québec et non celle de son ministère. La loi fixe le mandat de l’AMF et balise ses actions. Au ministère des Finances, on confirme qu’une équipe effectue une « vigie administrative » de l’AMF, sous l’autorité du sousministre Richard Boivin, tout en préservant son indépendance pour qu’elle puisse appliquer les lois et faire son travail sans interférence. « Techniquement, ils ont des comptes à rendre au gouvernement.
Dans les faits, ils sont au-dessus des lois », accusent plusieurs conseillers. « En théorie, l’imputabilité est politique, avec un ministre de tutelle. Une fois qu’on dit ça, l’expertise existe-t-elle pour exercer cette tutelle? », s’interroge Michel Magnan, professeur de comptabilité financière à l’Université Concordia et titulaire de la Chaire Lawrence Bloomberg. Québec rétorque laconiquement qu’elle l’a. « Il y a une surspécialisation : un sous-ministre doit avoir des arguments béton s’il est en désaccord avec le président de l’AMF », ajoute Jean-François Germain.
L’AMF dispose aussi en son sein d’un Conseil consultatif de régie administrative, dont les membres sont nommés par le ministre. Mais leur mandat et leurs recommandations s’attardent habituellement à des questions de portée générale. M. Magnan dénonce le flou artistique de cette chaîne de pouvoirs.
Alain Paquet incite pour sa part les dénonciateurs à s’adresser directement au ministre. « À l’époque, je posais tellement de questions à Jean St-Gelais, lorsqu’il était PDG de l’AMF, qu’on croyait que je voulais sa tête! J’avais son oreille, dit-il. Et on ne se gênait pas pour l’interroger en Commission des finances publiques. » Mais il déploreque les questions pointues touchant l’AMF séduisent peu les parlementaires. M. Paquet devait même se battre pour gagner une heure à l’ordre du jour de la Commission. Louis Morisset, le nouveau PDG de l’AMF, pourrait aussi se faire interroger par les députés formant la Commission de l’administration publique, qui examine les finances et la gestion des organismes publics. « Mais cela n’a pas été fait depuis des années, dénonce Christian Dubé, député de Lévis et critique en matière de Finances pour la Coalition Avenir Québec (CAQ). L’AMF fait partie d’une soixantaine d’organismes dont les députésne voient jamais les opérations financières lors de l’étude des crédits. Oubliez les questions pointues sur leur gestion, leur budget, ou les comparaisons annuelles… »
Dans ce contexte, malgré un possible appel d’une décision de l’AMF au BDR, plusieurs avocats incitent plutôt les conseillers à s’adresser au quatrième pouvoir : les médias.
Un ombudsman?
« Il faut créer un ombudsman de l’AMF, qui devrait releverdirectement de l’Assemblée nationale et disposer de vrais pouvoirs d’enquête », suggèrent Michel Magnan, Me Germain et plusieurs autres sources.
M. Magnan propose aussi un conseil d’administration dont une majorité de membres seraient indépendants de l’AMF et du gouvernement, ainsi que la création d’un organisme dont le mandat viendrait directement du Parlement, avec de véritables pouvoirs de surveillance : « Ça existe avec le SCRS [Service canadien du renseignement de sécurité], les espions fédéraux.
Et ça marche. » Selon le planificateur Larry Bathurst, un tel organisme renforcerait la crédibilité du régulateur. « La peur des gendarmes rend les gens plus sages. Même les gendarmes ont des gendarmes. Mais pas l’AMF », constate M. Magnan. D’autres craignent la création de structures additionnelles et militent plutôt pour le renforcement des pouvoirs du vérificateurgénéral, qui scrute déjà les livres de l’AMF et lui a tapé sur les doigts, en 2005, pour une comptabilité qui reflétait mal toutes ses activités. S’il ne pouvait faire de « vérification d’optimisation des ressources », soit critiquer la gestion, le projet de loi no 25 du gouvernement Marois lui en donne les pouvoirs depuis son adoption, en juin dernier.
D’autres suggèrent à ceux qui se sentent injustement traités de faire appel au Protecteur du citoyen, dont 98 % des recommandations sont appliquées par les ministères et organismes où il intervient. Mais celui-ci n’a reçu que 17 plaintes contre l’AMF à ce jour, dont 3 seulement ont été considérées comme fondées. Aucune ne se rapportait à ses pratiquées liées à l’encadrement des conseillers financiers.
Enfin, plusieurs estiment qu’un ordre professionnel pourrait mieux encadrer la déontologie des conseillers. L’Institut québécois de la planification financière a tenté d’obtenir ce statut pendant des années pour ses propres membres, mais sans succès. Évidemment, pour que cela fonctionne, il faudrait l’étendre à tous les titres. En revanche, les ordres professionnels sont surveillés par l’Office des professions, un organisme indépendant qui a des pouvoirs d’enquête et qui est pourvu d’un tribunal où on peut en appeler de ses décisions. On croit qu’un ordre professionnel replacerait l’équilibre sur l’échiquier réglementaire.
« L’AMF devrait s’assurer que, quand on démontre qu’elle a abusé, elle dispose de mécanismes transparents pour réprimer de telles pratiques, avance un avocat. Ils sont humains, ils font des erreurs. Mais ils agissent comme s’ils étaient intouchables et infaillibles. Ils devraient être capables de reconnaître leurs bavures sur la place publique. »
Encadré:
L’AMF c’est :
(2011-2012)
• 109,9 M$ de revenus
• 106,3 M$ de dépenses, dont 57,7M$ de masse salariale
• 632,5 M$ d’actifs
• 680 employés,
incluant 120 enquêteurs et inspecteurs, dont 5 cyberenquêteurs surveillant 750 sites web
• Une centaine d’enquêtes
• 74 inspections
• 30 % des jugements canadiens liés aux valeurs mobilières
• 59 constats d’infraction
• 71 recours au BDR
• 1532 plaintes, dont 426 transmises à la CSF et 38 à l’OCRCVM
• 1201 personnes et compagnies sanctionnées et 1999 chefs d’accusation, dont plus de 98% contre des individus non inscrits ou sans prospectus
• 5,6 M$ d’amendes, toutes versées au Fonds d’indemnisation des services financiers (FISF)
• Environ15 % des personnes condamnées à payer une amende l’acquittent (95% chez les conseillers financiers)
• 2,9 M$ en indemnités octroyées par le FISF
• 31,8M$ en indemnités octroyées dans le cadre de l’affaire Norbourg depuis 2004
• 1,8 M$ de budget publicitaire
• 9 M$ consacrés à l’administration
Source : AMF