Sécurité à vélo – À quand les vrais changements ?
Publié dans Vélo Mag – La Ville à vélo, avril 2018
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C’est la mort de la cycliste Mathilde Blais qui a incité le ministère des Transports à moderniser le code de la sécurité routière. Quatre ans après, il est temps de faire le point.
2 juillet 2017 : angle avenue de Bruxelles et rue Monselet, une camionneuse frappe un cycliste de 44 ans qui succombe à ses blessures. 14 juillet 2017 : un camionneur heurte mortellement une cycliste de 41 ans, au coin de la rue Bélanger et de la 6e Avenue. 4 octobre 2017 : un automobiliste qui effectue une manoeuvre illégale sur la voie Camillien-Houde bloque la voie du cycliste Clément Ouimet qui arrivait derrière lui, provoquant une collision fatale pour le cycliste. Trois accidents mortels parmi la dizaine inscrits récemment au registre de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ).
Tout le monde se souvient du décès de Mathilde Blais, le 27 avril 2014, sous le viaduc de la voie ferrée du Canadien Pacifique (CP), rue Saint-Denis. Cette tragédie avait créé une onde de choc au sein de la population et de la classe politique. « Une mort évitable », avait conclu le coroner Paul G. Dionne. Mathilde Blais a été tuée sur le coup, prise en étau sur son Bixi entre le mur de béton et un poids lourd dépourvu de jupe latérale. Le camionneur n’a jamais empiété sur la voie de gauche afin d’assurer une distance sécuritaire de dépassement.
L’accident a incité l’ex-ministre des Transports, Robert Poëti, à inclure dans la prochaine version du Code de la sécurité routière plusieurs recommandations ciblant la sécurité des cyclistes. Il y a depuis été remplacé par Jacques Daoust, Laurent Lessard, puis André Fortin qui a finalement déposé un projet de loi l’automne dernier.
« Il y a du progrès avec ce nouveau code, mais il reste du chemin à faire, commente Suzanne Lareau », PDG de Vélo Québec. Elle se réjouit de l’introduction du principe de prudence, qui reconnaît la vulnérabilité des cyclistes et des piétons, et la responsabilité accrue des conducteurs.
« Nous sommes très contents de l’élimination des points d’inaptitude aux dossiers des cyclistes et de la précision des distances de doublage, et surtout de l’augmentation des amendes relatives à emportiérage, ajoute-t-elle. Il sera toutefois indispensable d’éduquer les policiers à appliquer la loi. Et le projet de loi impose encore une contravention d’absence de réflecteur. Une absurdité. Il existe d’autres moyens de rendre visibles les cyclistes. »
Québec n’a pas non plus retenu le principe du cédez le passage (l’arrêt devient un « cédez le passage » pour le cycliste) ni la possibilité pour les cyclistes de traverser au feu piéton. Vélo Québec est revenu à la charge sur ces questions à la commission parlementaire en février dernier et a obtenu gain de cause pour le feu piéton.
Projets montréalais
La série de décès de cyclistes avait ébranlé le maire Denis Coderre. Son administration a permis que, sous les viaducs les plus dangereux, les vélos circulent sur les trottoirs, une demi-mesure qui incommode tout le monde. Du même souffle, Montréal avait annoncé des chantiers visant à améliorer la sécurité sous 57 des 188 ponts ferroviaires et structures surélevées situés sur son territoire. Ces changements se font peu à peu.
Marianne Giguère, élue du district De Lorimier dans le quartier Le Plateau-Mont-Royal et madame vélo de l’administration de la mairesse Valérie Plante, désire modifier la donne : « Nous voulons augmenter considérablement la part modale du vélo dans l’ensemble de l’agglomération. En ce moment, c’est de 1,2 à 2 %, et de 10 à 12 % sur le Plateau, dans Ville-Marie et dans Rosemont. Ce n’est tout simplement pas assez. »
L’objectif n’est plus d’accroître le kilométrage d’axes cyclables mais de miser sur des infrastructures plus confortables et sécuritaires, affirme-t-elle. Dans certains cas, entre autres sous les viaducs, ça va coûter des millions. « En maints endroits, les canalisations, la chaussée et les trottoirs sont à refaire, poursuit-elle. Tant qu’à investir massivement, aussi bien ajouter un axe cyclable là où c’est possible. » La piste cyclable du boulevard Saint- Laurent sous le viaduc du CP, situé à la limite du Plateau-Mont-Royal et de la Petite-Italie, a d’ailleurs nécessité 5,4 millions de dollars… incluant la réfection des égouts.
« Nous allons introduire des axes cyclables sur le réseau artériel partout où ce sera réalisable, préciset- elle. Il importe de désenclaver certains quartiers, comme le centreville, Saint-Michel, Parc-Extension, le futur quartier Blue Bonnets, le parc industriel de Saint-Laurent, Verdun, LaSalle. » Contrairement ce qui a été fait sur l’axe nord-sud et sur la rue Rachel, Montréal va privilégier les pistes unidirectionnelles de chaque côté de la rue. Ce type d’aménagement est considéré comme plus sécuritaire et plus facile à entretenir, notamment en ce qui a trait au déneigement.
« J’aimerais aussi sécuriser les intersections, où se produit la majorité des accidents impliquant des cyclistes, dit-elle. Nous pourrions reculer la ligne d’arrêt, introduire davantage de sas vélo, installer des feux chandelle (priorité aux bus) et des feux vélo ou des saillies de trottoir. »
L’administration de Valérie Plante annonçait l’hiver dernier 50 millions de dollars sur trois ans, mais une part des 300 millions de dollars consacrés à la réfection des grandes artères inclura également des aménagements cyclables, selon Marianne Giguère. Et Montréal doublera le budget du développement du Bixi à 9,3 millions de dollars, sur trois ans.
La mesure la plus populaire chez les tenants de la mobilité durable a cependant été l’annonce, au début de février, de la fermeture controversée de la circulation de transit sur la voie Camillien-Houde.
Priorité : le réseau utilitaire
« Si vous voulez que les gens pédalent massivement, 12 mois par année, il est essentiel d’éliminer les détours, explique Michèle St- Jacques, professeure à l’École de technologie supérieure et spécialiste de la fluidité. Il est important de développer des axes utilitaires séparés du trafic motorisé. Les cyclistes doivent avoir un accès plus direct à leur destination. » Elle cite en exemple la piste cyclable du boulevard René-Lévesque, devant l’hôtel du Parlement, à Québec, ou le pont Alexandra, à Ottawa.
Michèle St-Jacques imagine un réseau utilitaire intégré à toutes les grandes artères comme les avenues Papineau et du Parc, le boulevard René-Lévesque, les rues Saint-Denis, Sherbrooke et Jean-Talon, etc. Idem à Québec. « Il y a l’espace pour insérer de telles pistes, constatet- elle. On n’a qu’à jouer avec la largeur des voies motorisées et restreindre la circulation des camions sur certaines artères, afin de récupérer du terrain en bordure sans enlever de stationnement, dans le but de ne pas nuire aux commerces. »
Suzanne Lareau applaudit au concept allemand de vélorue, ou bike boulevard : « Il est fondamental de multiplier les infrastructures vélo qui éliminent les barrières, à l’instar de Hovenring, aux Pays-Bas, et Bike Snake, au Danemark. Je pense au passage sous l’autoroute 20, à Boucherville, à la hauteur du pont-tunnel, ou à celle du parcours Harlaka, à Lévis… »
Camions
En 2016, Montréal avait tenu des consultations et, au printemps 2017, la Commission sur le transport et les travaux publics adoptait une trentaine de recommandations, dont celles de bannir des rues de Montréal certains modèles de camions aux angles morts trop prononcés, de privilégier ceux aux cabines surbaissées, de rendre obligatoires les jupes latérales et les miroirs convexes sur les véhicules pesant au-delà de 3,5 tonnes.
En février dernier, un colloque s’est, à nouveau, penché sur le sujet. « Il faut idéalement modifier la forme des camions afin que les fenêtres de la cabine du conducteur descendent jusqu’au sol et que son siège soit au milieu ; cela s’est fait en Angleterre », signale Michèle St-Jacques.
Doit-on limiter les heures de livraison ? Pour l’industrie du camionnage et les détaillants, ce serait un cauchemar logistique. Un semi-remorque pris dans la circulation entraîne pourtant des coûts qui se répercutent déjà dans la chaîne d’approvisionnement. Dans les quartiers densément peuplés, on devrait restreindre les livraisons aux camionnettes (camions plus petits, fourgonnettes) ou aux vélos, quitte, disent les experts, à multiplier les centres de transbordement, à l’avenant de ce qui se fait ailleurs dans le monde.
Angles morts
À la SAAQ, on fait le tour des écoles primaires et des grands événements populaires, tel le Tour de l’Île, avec un camion dix-roues à benne basculante, qu’on entoure de tapis rouges représentant les angles morts du conducteur. Puis on fait grimper le public dans la cabine. « Le concept d’angles morts est assez abstrait pour la majorité des gens, explique Marie-Josée Michaud, porte-parole de la SAAQ. Une fois dans la cabine, ils sont surpris. On installe un vélo aux endroits critiques et ils ne le voient pas ! Ça incite les cyclistes à éviter ces zones. Si vous n’apercevez pas le visage du camionneur, c’est que lui non plus ne vous voit pas ! »
Vélo Québec a justement lancé un jeu vidéo destiné à sensibiliser aux angles morts les écoliers des 5e et 6e années du primaire. « Dans le cadre du programme Cycliste averti, nous rejoignons près de 3000 élèves par année, explique Magali Bebronne, chargée de projet. Comme il n’existe pas de matériel didactique et que c’est compliqué d’organiser des sorties, nous avons privilégié l’approche ludique. » Le studio de jeux vidéo Ako a donc mis au point un jeu de samouraïs et de ninjas, que les joueurs positionnent autour d’une moto, d’une auto ou d’un camion. Les samouraïs doivent être visibles, pas les ninjas.
La Société de transport de Laval (STL) s’attaque également à ce problème en procédant, depuis l’été dernier, à des essais de plusieurs technologies embarquées. « Nous testons sur des circuits fermés des radars, des caméras et des systèmes infrarouges, explique Sylvain Boucher, directeur de l’entretien et de l’ingénierie. Ces systèmes contribuent à prévenir des collisions imminentes. Nous cherchons actuellement à éliminer les fausses alertes en vue d’augmenter la fiabilité, hiver comme été. »
La STL, qui mène ses tests en collaboration avec la Société de transport de Montréal et l’Association du transport urbain du Québec, n’a pas déterminé quand elle installera ces systèmes d’aide à la conduite, car il reste à effectuer des essais sur de véritables circuits d’autobus. Sylvain Boucher considère que les coûts – quelques milliers de dollars par autobus – sont dérisoires par rapport aux gains en sécurité.
Les camions sont dangereux
Dans les accidents ayant coûté la vie de cyclistes ou leur ayant causé des blessures graves, « les véhicules lourds sont surreprésentés », indique un rapport spécial de la SAAQ d’octobre 2014. Ceux-ci représentent 3 % des véhicules circulant à Montréal alors qu’ils sont impliqués dans 38 % des accidents entraînant la mort de cyclistes (31,4 % à l’échelle québécoise). Gare aux intersections : un accident mortel sur deux s’y produit (tous types de véhicules confondus).
Là où c’est obligatoire, l’installation de protections (ou jupes) latérales sur les camions fait chuter de 61 % le nombre de décès chez les cyclistes heurtés par des camions, révèle une étude du Conseil national de recherches du Canada. Le Transport Research Laboratory britannique affirme que les miroirs convexes permettent de diminuer de 10 % les décès de cyclistes. L’industrie du camionnage et les responsables gouvernementaux se font malgré tout tirer l’oreille. Marc Jolicoeur, directeur de la recherche chez Vélo Québec, estime que Montréal devrait équiper rapidement ses propres véhicules et imposer ces mesures à ses sous-traitants. Comme l’a fait Westmount. Or les élus hésitent depuis des années.
Victimes cyclistes, demi-citoyens ?
Les victimes d’accidents de la route ne sont pas toutes traitées de la même manière par les médias. Quand un cycliste meurt, les médias ont tendance à déresponsabiliser l’automobiliste ou le chauffeur de camion. C’est ce que constate Joëlle Gélinas, doctorante en communication à l’UQAM, qui a étudié le processus narratif de plusieurs journaux en 2016.
Dans 79 % des occurrences, les médias choisissent des termes non humains (camion, poids lourd) au lieu de termes humains (chauffeur), ce qui incline à transférer la responsabilité vers le véhicule. On parle aussi de « cycliste happé mortellement », de « cycliste qui a glissé sous les roues d’un camion » : en se concentrant sur les actions du cycliste, on laisse entendre que c’est ce dernier qui est responsable de l’accident, par son comportement sur la route, même lorsqu’il n’en est rien.
Les journaux mentionnent souvent que le cycliste ne portait pas de casque, même s’il s’est fait écraser par un poids lourd. Pire, certains articles ajoutent un commentaire général sur la témérité des cyclistes dans le secteur où s’est produit l’accident. Est-ce un parti pris contre les cyclistes ou une volonté de préserver la présomption d’innocence des chauffeurs ? La chercheuse avance que les journalistes sont peut-être prisonniers d’un biais culturel…