Quand les don­nées dictent le dé­ve­lop­pe­ment ur­bain

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Pu­blié sur le blog de Pot­loc.com, 31 oc­tobre 2018

On peut lire l’ar­ticle ici.

Les don­nées com­mer­ciales sont une mine d’or pour les mu­ni­ci­pa­li­tés. Pour­tant, ces der­nières ne sont pas lé­gion à les ex­ploi­ter afin de maxi­mi­ser leur dé­ve­lop­pe­ment.

On a tous en tête des exemples de dé­ve­lop­pe­ment ur­bain chao­tique, des pay­sages laids, où l’au­to­mo­bile et les pan­cartes dé­me­su­rées do­minent le pay­sage. Toutes les grandes ag­glo­mé­ra­tions de la pla­nète ont leur bou­le­vard Ta­sche­reau, cette af­freuse ar­tère com­mer­ciale de Lon­gueuil et de Bros­sard, qui s’est dé­ve­lop­pée quand ces ban­lieues de la Rive-Sud de Mont­réal ont vu le jour il y a presque 50 ans.

Or, la lai­deur n’est pas l’unique ca­rac­té­ris­tique d’un dé­ve­lop­pe­ment ur­bain sans en­ca­dre­ment, qui s’ef­fec­tue au gré des de­mandes des pro­mo­teurs. Il y a une va­leur in­dé­niable lors­qu’une mu­ni­ci­pa­lité dé­cide d’en­ca­drer son dé­ve­lop­pe­ment. Mais com­ment y ar­ri­ver ?

Beau­coup de villes se dotent de plans pour gui­der le dé­ve­lop­pe­ment de leurs zones ha­bi­tées ou leurs parcs in­dus­triels. Mais elles né­gligent les sec­teurs com­mer­ciaux. En or­ga­ni­sant adé­qua­te­ment l’offre com­mer­ciale sur son ter­ri­toire, une ville peut en maxi­mi­ser les re­tom­bées.
Ex­plique Pierre La­flamme, as­so­cié chez Der­ma­con.

Ce der­nier est un des rares spé­cia­listes de la ges­tion d’ar­ma­ture com­mer­ciale des­ti­née aux villes. Il a plu­sieurs dé­cen­nies d’ex­pé­rience dans un do­maine de plus en plus convoité par les dé­ci­deurs mu­ni­ci­paux.

Les villes ac­cu­mulent de nou­velles res­pon­sa­bi­li­tés, mais les flux de re­ve­nus de­meurent sou­vent les mêmes. Les ou­tils conven­tion­nels de ta­ri­fi­ca­tion (droits d’uti­li­sa­tion de cer­tains ser­vices ou per­mis) ne suf­fisent plus. Près des trois quarts des leurs re­ve­nus pro­viennent en moyenne du sec­teur ré­si­den­tiel. Le solde est di­visé entre les en-lieu de taxes (por­tion des taxes fon­cières pro­ve­nant des pro­prié­tés des gou­ver­ne­ments su­pé­rieurs), les fonc­tions in­dus­trielles et com­mer­ciales. Les en-lieu sont né­gli­geables et la fonc­tion in­dus­trielle n’est plus aussi at­trayante qu’avant, alors qu’elle re­pré­sente en­vi­ron 6 % des re­ve­nus des mu­ni­ci­pa­li­tés qué­bé­coises dans leur en­semble. Une réa­lité propre aux pays dé­ve­lop­pés.

La fonc­tion com­mer­ciale, elle, rap­porte en­vi­ron 10 % des re­ve­nus d’une mu­ni­ci­pa­lité, en moyenne. Plu­sieurs villes pour­raient faire beau­coup mieux à ce cha­pitre.

L’ANA­LYSE DES DONNÉES COM­MER­CIALES

Pour aug­men­ter l’élas­ti­cité de leurs re­ve­nus dans le com­mer­cial, les villes doivent y consa­crer un ef­fort consé­quent, ex­plique M. La­flamme. Il faut avant tout ana­ly­ser l’offre ac­tuelle pour éva­luer si elle cor­res­pond à la de­mande.

C’est ici que les don­nées com­mer­ciales d’une mu­ni­ci­pa­lité peuvent se trans­for­mer en mine d’or pour les dé­ci­deurs lo­caux.

Les tra­vaux de M. La­flamme per­mettent de consta­ter plu­sieurs choses. Ainsi, une ville comp­tera un ou plu­sieurs pôles d’at­trac­tion. Cer­tains re­flè­te­ront des dés­équi­libres. Par exemple, il y aura trop de conces­sion­naires au­to­mo­biles pour la de­mande lo­cale, tout comme un dé­taillant de grande taille, comme Ca­na­dian Tire ou Wal­mart. C’est un vec­teur d’em­ploi, mais il sur­vient des fuites com­mer­ciales chez les mu­ni­ci­pa­li­tés et les vil­lages des en­vi­rons. Cela dit, ces com­merces peuvent-ils être agran­dis ? La pé­ri­phé­rie est-elle condam­née ?

Si je constate des fuites com­mer­ciales, je peux les conver­tir en pieds car­rés, ex­plique Pierre La­flamme. Ce qui pourra se tra­duire par des in­ves­tis­se­ments créant des em­plois per­ma­nents. Quand on ef­fec­tue cet exer­cice d’au­to­no­mie com­mer­ciale sur l’en­semble d’un ter­ri­toire, on op­ti­mise la ré­cu­pé­ra­tion de ces fuites.

Ce genre d’ana­lyse est ra­re­ment ef­fec­tuée à l’échelle d’une ville. Au Qué­bec, une ving­taine de com­mis­saires au dé­ve­lop­pe­ment ef­fec­tuent ce tra­vail. Pour­tant, toutes les villes de plus de 5000 à 7000 ha­bi­tants offrent un po­ten­tiel in­té­res­sant à ce cha­pitre. On parle de près de 300 mu­ni­ci­pa­li­tés qué­bé­coises. Ima­gi­nez le po­ten­tiel à l’échelle mon­diale !

OP­TI­MI­SA­TION

L’exer­cice ne ré­sulte pas seule­ment en une aug­men­ta­tion des flux de re­ve­nus pour les gou­ver­ne­ments mu­ni­ci­paux. Il per­met aussi d’op­ti­mi­ser les ser­vices de proxi­mité.

Ha­bi­tuel­le­ment, un mé­nage gé­nère 100 pieds car­rés d’es­pace com­mer­cial dans la mu­ni­ci­pa­lité où il ha­bite, ajoute M. La­flamme. De ce 100 pieds car­rés, 60 sont des com­merces et 40 des ser­vices de proxi­mité (santé, avo­cat, comp­table, etc.). Cette offre gran­dit avec l’aug­men­ta­tion de la po­pu­la­tion.

Par contre, le dé­ve­lop­pe­ment des villes est sou­vent li­mité par des fac­teurs ex­ternes : géo­gra­phie ou ré­gle­men­ta­tion. À Van­cou­ver, la ville est en­tou­rée de mon­tagnes. Au Qué­bec, la Loi sur la pro­tec­tion du ter­ri­toire agri­cole li­mite l’éta­le­ment ur­bain. Ailleurs, d’autres contraintes entrent en jeu. Un grand nombre de villes doivent donc se dé­ve­lop­per à l’in­té­rieur de leurs fron­tières ac­tuelles.

« En op­ti­mi­sant l’offre com­mer­ciale, on peut par exemple concen­trer cer­tains ser­vices aux étages su­pé­rieurs des im­meubles. On se trouve ainsi à den­si­fier le do­maine im­mo­bi­lier. On re­groupe l’offre na­tu­rel­le­ment, au lieu de l’éta­ler par­tout sur le ter­ri­toire à me­sure que les pro­mo­teurs pro­posent des pro­jets. »

Cette der­nière ap­proche, M. La­flamme la consi­dère comme un piège. Sur­tout pour les mu­ni­ci­pa­li­tés qui connaissent une forte crois­sance dé­mo­gra­phique et com­mer­ciale.

Quand les pro­jets ar­rivent de par­tout et que les au­to­ri­tés mu­ni­ci­pales sont sub­mer­gées, une cer­taine eu­pho­rie en­va­hit la mai­rie, dit-il. Élus et fonc­tion­naires ne doivent sur­tout pas se lais­ser sub­ju­guer. Car ce n’est ja­mais bon de lais­ser la lo­gique du sec­teur privé dic­ter le dé­ve­lop­pe­ment ur­bain. Ça se tra­duit sou­vent par une cer­taine anar­chie, peu viable à long terme. Car il existe une hié­rar­chie au sein de l’offre com­mer­ciale. On ne mé­lange pas les genres. On ne fait pas co­ha­bi­ter un Wal­mart et un dé­pan­neur. Il faut re­grou­per les grandes sur­faces, car elles ont une vo­ca­tion ré­gio­nale, tout comme les ser­vices de proxi­mité. On doit aussi re­cher­cher la com­plé­men­ta­rité.

Mais ce mes­sage n’est pas en­tendu par tous les dé­ci­deurs ur­bains. Plu­sieurs mu­ni­ci­pa­li­tés choi­sissent le lais­ser-faire. D’autres consi­dèrent que l’in­té­rêt pu­blic com­mande d’or­ga­ni­ser les usages. Cette voie est pour­tant la plus lo­gique du point de vue éco­no­mique, car en op­ti­mi­sant l’es­pace phy­sique, on gé­nère des re­ve­nus ad­di­tion­nels beau­coup plus du­rables.

RÉPA­RER LE PASSÉ

Après des dé­cen­nies de dé­ve­lop­pe­ment anar­chique, Pierre La­flamme est sou­vent in­vité à cor­ri­ger le tir. Il pro­cède à dif­fé­rentes ana­lyses de la de­mande com­mer­ciale. Puis, il pro­po­sera un pro­gramme d’ac­tion qui mo­di­fiera l’offre et les usages des dif­fé­rents pôles com­mer­ciaux. À la fin du pro­ces­sus, la ville mo­di­fie sa ré­gle­men­ta­tion d’ur­ba­nisme, conso­li­dant ainsi cer­taines zones à dé­ve­lop­per, pro­po­sant de nou­velles ou ex­cluant cer­tains ter­ri­toires du dé­ve­lop­pe­ment com­mer­cial.

Quand les pro­mo­teurs sont mieux en­ca­drés, ils contri­buent da­van­tage au dé­ve­lop­pe­ment d’une ville, dit-il. Et la mu­ni­ci­pa­lité de­vient, dans ce contexte, le mo­teur de son propre dé­ve­lop­pe­ment. Au lieu de le frei­ner, elle sti­mule sa mo­der­ni­sa­tion, sa trans­for­ma­tion, en en­cou­ra­geant le dé­ve­lop­pe­ment dans les es­paces déjà bâ­tis.

Y a-t-il de l’ave­nir pour les friches com­mer­ciales et les sec­teurs en dé­clin, au­tre­fois très acha­lan­dés ? Cer­tains pré­sentent un po­ten­tiel in­croyable. À Van­cou­ver, la conver­sion du Oa­kridge Cen­ter en est un bon exemple. On y mul­ti­plie les parcs, les tours à bu­reaux, les hô­tels et les im­meubles d’ha­bi­ta­tion au-des­sus de ses sta­tion­ne­ments dé­sor­mais en sous-sol. C’est aussi le cas du Ci­ty­plaza d’Utrech, aux Pays-Bas, du ePlace de Rio­Can, à To­ronto, ou du Ca­bot Cir­cus Shop­ping Cen­ter de Bris­tol, An­gle­terre. De tels exemples de conver­sion se mul­ti­plient sur tous les conti­nents.

L’éta­le­ment ur­bain est une for­mule qui mar­chait bien dans les an­nées 1950, re­prend M. La­flamme. Au­jour­d’hui, chaque par­celle de ter­ri­toire doit être ana­ly­sée et va­lo­ri­sée pour maxi­mi­ser son po­ten­tiel, afin d’en re­ti­rer da­van­tage de va­leur fon­cière. En ajou­tant ré­si­dences, hô­tels ou bu­reaux aux étages, en in­sé­rant des parcs, des pistes cy­clables, des écoles et du trans­port en com­mun dur, comme un tram­way, au cœur des sec­teurs com­mer­ciaux, on den­si­fie cer­taines zones tout en amé­lio­rant la qua­lité de vie.

Pierre La­flamme n’en dé­mord pas : « Une struc­ture spa­tiale mieux or­ga­ni­sée, avec des usages ba­li­sés, sans tom­ber dans la dic­ta­ture, crée des op­por­tu­ni­tés qui bé­né­fi­cient à l’en­semble de la po­pu­la­tion. Comme chaque ville, chaque ter­ri­toire est unique, les pos­si­bi­li­tés sont quasi in­fi­nies. Ça de­mande juste de la bonne vo­lonté de la part des dé­ci­deurs. Mais les bé­né­fices sont in­dé­niables. »

Par Sté­phane Des­jar­dins

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