Livraison : Quel avenir après la COVID-19?

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Publié dans HRI Mag, 3 février 2021

On peut lire l’article ici.

La livraison, c’est très 2020. Surtout depuis l’invasion des plateformes comme Uber Eats (qui a avalé Postmates pour 2,7 G$ US en juillet dernier), SkipTheDishes, DoorDash (qui a fait une entrée fracassante de 3,4 G$ US en Bourse début décembre), foodora et les québécoises GOLO, À la Carte Entreprise (ALCE), Eva et RestoLoco. Quelques géants comme Grubhub, EatStreet, Takeaway.com (qui achetait Just Eat pour 7,8 G$ US en janvier), Deliveroo, Swiggy, Zomato, Foodpanda et delivery.com boudent le Québec. Toutes ces plateformes ont complètement chamboulé l’industrie, comme le confirment les chiffres : les revenus mondiaux à partir de commandes en ligne devraient atteindre 136 G$ US en 2020 (+17 % comparativement à 2019) et 1,2 milliard d’usagers, pour une croissance annuelle moyenne de 7,5 % entre 2020 et 2024, selon le portail Statista. La part des plateformes s’établit à 71 G$ US en 2021, la Chine prenant la tête avec 52 G$ US.

ResearchAndMarkets.com affiche plutôt un marché planétaire pour les plateformes, passé de 107 G$ US en 2019 à 111 G$ US en 2020 (+3,6 %), pour atteindre 154 G$ US en 2023. UBS envisage un marché planétaire de 365 G$ US en 2030 (+20 % annuellement). Morgan Stanley estime le marché américain à 325 G$ US en 2020 et à 470 G$ US en 2025 (+13 % par année). À elle seule, Uber Eats aura distribué 10 G$ US de nourriture en 2020, selon son patron Dara Khosrowshahi. Les investisseurs auront misé plus de 200 G$ US sur les plateformes d’ici la fin de 2025, selon Apptunix. Et le marché mondial passera de 500 M$ d’usagers en 2017 à 858 M$ en 2024. Par contre, le site Business Insider indiquait en mai dernier que Grubhub perdait jusqu’à 2,50 $ par livraison.

En 2019, DoorDash a perdu 450 M$ US malgré des revenus de 900 M$ US provenant de 300 000 restaurants, rapporte The Motley Fool. DoorDash (50 % du marché américain) enregistrait des ventes de 1,9 G$ US aux 9 premiers mois de 2020 (+226 % comparativement à 2019)… et une perte nette de 149 G$ US.

Au Canada, le marché de la livraison totalisait 2,5 G$ US en 2020 selon Statista et il sera de 4,5 G$ US en 2024 (+8,6 %). La croissance sera de 25,3 % entre 2020 et 2027, selon ResearchAndMarkets. La pandémie a en fait exacerbé le marché du ramassage et de la livraison : 26 % des Canadiens y font appel de plus en plus souvent (29 % ont augmenté leur pourboire), selon un sondage de Paiements Canada.

UNE TENDANCE DE FOND

Mais les livreurs seront-ils aussi occupés après la pandémie ? « C’est une tendance de fond, qui était là bien avant la COVID-19, estime Christian Latour, professeur en gestion de la restauration au Collège Mérici. La chaîne Normandin vient de commencer la livraison de petits déjeuners, et c’est révélateur. Dans 10 ans, on décrétera impossible qu’un restaurant ne livre pas à sa clientèle. » Quand le professeur a quitté sa Joliette natale il y a 20 ans, une poignée de restaurants offraient la livraison ; aujourd’hui, on peut s’y faire livrer presque n’importe quoi. Mais le rythme actuel se maintiendra-t-il ? « Dès que les restaurants rouvriront leurs portes, les gens vont y retourner massivement, affirme JeanFrançois Ouellet, professeur agrégé au Département d’entrepreneuriat et innovation à HEC Montréal. Les gens sont tannés d’être enfermés, télétravail ou pas. Croire le contraire est un leurre. »

« Le portrait de la restauration a changé pour toujours, commente Jean Bédard, président et chef de la direction du Groupe Sportscene (La Cage, Brasserie sportive). La livraison représentera entre 10 % et 15 % de notre chiffre d’affaires post-COVID-19, contre 5 % avant la pandémie. On ne bâtira pas notre modèle d’affaires sur ça. C’est complémentaire. »

La livraison a toujours fait partie de l’industrie. Il y a un demi-siècle, St-Hubert faisait un tabac avec ses coccinelles Volkswagen. De nos jours, Hugues Philippin recrée ce buzz à l’échelle de sa pizzeria Chic Alors ! avec ses voitures électriques : « Je livre depuis 30 ans. Avec les plateformes, c’est irréversible parce que les gens sont plus branchés qu’avant. » Une étude récente de la banque Morgan Stanley confirme toutefois que les livraisons téléphoniques vont chuter annuellement de 3% jusqu’en 2025, au profit du numérique.

De plus, une facture effectuée en ligne est en moyenne 20 % plus élevée que par téléphone, signale Axel Lespérance, président fondateur de la nouvelle application québécoise RestoLoco. La livraison se prête davantage à certains mets, mais l’offre s’est élargie. « On sert des restos comme Le Pois Penché ou le Mélisse, qui n’ont jamais fait de livraison », révèle Axel Lespérance. En mars, Eva, une coopérative québécoise lancée en 2017 pour concurrencer Uber, se diversifiait dans la restauration. « En quelques semaines, on a fait adhérer 300 restaurants à Montréal et en périphérie », explique Dardan Isufi, cofondateur et chef d’orchestre opérationnel, citant des dizaines d’adresses branchées ou prestigieuses. RestoLoco et Eva, qui collaborent à Québec et Saguenay, préparent leur expansion partout au Québec et même ailleurs au pays.

Après la pandémie, le nombre total de livraisons effectuées par l’industrie va augmenter. Paradoxalement, les livraisons par restaurant vont chuter, estime Peter Mammas, président de Foodtastic (Au Coq, Benny, La Belle & La Boeuf, Carlos & Pepes, Nickels, etc.). « En 2021, entre 2 % et 4 % de notre chiffre d’affaires viendra des livraisons, dit-il. De mars à mai 2020, c’était entre 20 % et 30 %. » La livraison sera rentable pour ses franchisés qui auront profité de la pandémie pour renégocier leurs baux à la baisse. « Même si nos ventes totales auront chuté de 2 % à 5 %, ils feront de meilleurs profits », ajoute l’homme d’affaires. Certaines chaînes (St-Hubert ou McDonald’s) réduisent la taille de leurs salles à manger pour maximiser la livraison. Peter Mammas va dans la direction inverse : « Tous nos nouveaux Benny auront 40 places en salle. La part de la livraison varie selon les perceptions du public envers chaque bannière. Mais elle représente 55 % du chiffre d’affaires de Foodtastic, ramassage compris. »

« JE CRAINS L’ÉPARPILLEMENT »

La livraison, ce n’est pas pour tous. « Ce n’est pas une priorité pour moi, explique Louis Desjardins, propriétaire du Spago de Sainte-Adèle. Je le fais pour dépanner, mais je me concentre sur l’expérience en salle. Je crains l’éparpillement. La livraison est un couteau à deux tranchants : si la qualité n’est pas au rendez-vous, tu ternis ta réputation. Je me vois mal livrer mon plat d’agneau dans des conditions optimales… » Comme bien des restaurateurs, Louis Desjardins doit aussi composer avec la pénurie de main-d’oeuvre. Il a travaillé fort pour stabiliser ses équipes en salle et en cuisine. Il dit rejeter la livraison par respect pour son personnel. « Et si je livre à Sainte-Marguerite, ça représente un déplacement de 30 minutes, dit-il. Est-ce rentable ? »

« Sauf une minorité, les restaurants qui ne livreront pas vont disparaître », tranche Christian Latour, qui parle même de darwinisme. « C’est toutefois un défi de maintenir la ligne de chaud, de froid ou l’esthétique jusque chez le client, reprend-il. Il faut oublier l’improvisation. » Quelles sont les conditions de succès ? Un bon système de commandes, de facturation et d’encaissement est incontournable, que le restaurateur livre lui-même ou par l’entremise de plateformes, soutient-il. Ceux qui maîtrisent mal la technologie n’ont qu’à consulter des collègues expérimentés, les experts de l’Association Restauration Québec ou ceux d’une école hôtelière.

Jean Bédard mentionne que ses clients utilisent l’application Club Cage : « Certains de nos établissements ont leur propre service de livraison, d’autres utilisent les plateformes. L’implantation de ce nouveau canal de distribution a cependant compliqué notre vie : on a dû engager un gestionnaire et ajouté un chapitre complet au manuel d’opération. Nous aussi, on bâtit l’avion en plein vol. »

Alain Giguère, propriétaire de La Voie Maltée, une microbrasserie présente à Chicoutimi, Jonquière, Québec et Sainte-Foy, travaille avec des coops de taxis, qui connaissent le territoire, l’achalandage, les chemins les plus rapides… Le rendement de chaque commande est maximisé. Il a conservé SkipTheDishes, mais éliminé DoorDash, dont la plateforme, tout comme celle d’Uber Eats, ne permet pas d’interaction avec le client. Ses chauffeurs ont suivi une formation en livraison de nourriture et ils disposent de sacs thermiques. À Chicoutimi, on livre en moins de 10 minutes. Il a surtout implanté le système UEAT, une technologie de commande en ligne qui permet à la clientèle de consulter les menus affichés sur son site web. « On contrôle notre marque et notre image », dit-il.

Hugues Philippin a lui aussi UEAT. « Je me suis débarrassé de trois de mes cinq terminaux cellulaires de point de vente, qui coûtaient entre 50 $ et 60 $ par mois, dit-il. En raison de la pandémie, j’ai éliminé les commandes par téléphone et libéré deux postes à plein temps. Avec le web, tu peux servir 200 clients à la fois. Et le prépaiement accélère le service. » Avant la pandémie, 2 % des commandes étaient passées en ligne. Avec UEAT, elles ont grimpé à 10 %. Avec le confinement, le pourcentage est monté à 95 %. Les trois quarts des clients viennent ramasser leur repas et, selon lui, cette proportion demeurera après la pandémie. Dans les temps morts, les livreurs assemblent les boîtes de pizza et passent la serpillière… Des plongeurs sont aussi livreurs.

CUISINE FANTÔME

Chic Alors ! facture au client un coût fixe de 4,88 $. Du côté de Foodtastic, chaque commande coûte entre 6 $ et 12 $ (environ 18 % à 25 %), sans surcharge au client. Le client de La Voie Maltée paie pour le moment 4 $ à 6 $ selon le territoire, soit la moitié du coût de la livraison. Nombreux sont les restaurateurs qui estiment trop élevées les commissions des plateformes, soit de 20 % à 30 % selon la distance et l’achalandage. Le New York Times a calculé que ces frais pouvaient faire bondir de 25 % à 91 % le coût d’un repas. Certains s’en accommodent. D’autres préfèrent gérer livraison, véhicules, amortissement ou allocation au kilométrage, assurances, emballages thermiques… Hugues Philippin ne peut plus se passer de ses Mitsubishi Miev et Kia Soul : « C’est zéro entretien, ça coûte 10 % du prix de l’essence, on a des subventions pour la borne, et les clients trouvent ça sympa… »

Les plateformes abusent-elles de la crise ? En mai, le Washington Post parlait de rébellion des communautés et de capitalisme de prédation. Des villes comme San Francisco, Seattle, Boston, Los Angeles, New York, Jersey City et Toronto ont plafonné (et réduit) les commissions. Mais quand Washington D.C. a imposé 10 %, Uber a répliqué avec des frais de livraison de 3 $. RestoLoco facture aussi 3 $, plus une commission variant entre 15 % et 20 % du repas, soit environ la moitié d’Uber Eats. Et la transaction est effectuée par le restaurateur. « Il contrôle sa relation avec son client, explique Axel Lespérance, président fondateur de RestoLoco. On est plus abordables parce qu’on n’a pas à plaire aux financiers de la Silicon Valley. » Le 22 décembre, la Colombie-Britannique instaurait sa propre limite de 15 % à Uber Eats à cause de la COVID-19. La BC Restaurant & Food Services Association a loué le timing de cette mesure, qualifiée de « cadeau de Noël » par le milieu de la restauration sur la côte Ouest, où la livraison représente 50 % des revenus des restaurants depuis le début de la pandémie.

Les restaurateurs apprécient également Eva : « On facture zéro commission ; seulement des frais de livraison moyens de 8 $. En tant que coop de solidarité, on applique notre mission sociale, qui est d’améliorer la condition économique de nos membres et de nos partenaires. On aime affronter les multinationales car, à terme, on va prendre le dessus », affirme Dardan Isufi Eva, cofondateur d’Eva. Eva qui utilise une technologie blockchain, compte plus de 1000 chauffeurs membres et aura livré 9000 repas en décembre.

Des restaurateurs indépendants poussent plus loin la livraison en se dotant d’une « cuisine fantôme ». Le concept, connu des grandes bannières, permet d’importantes économies d’échelle. C’est qu’ont fait Annie Clavette et Stefan Jacob, propriétaires du Gras Dur au Central, de Mamm Bolduc et de Das Food Truck. Le couple s’est associé à leurs amis Kamal et Élise Chami, qui possèdent une cuisine centralisée à Saint-Eustache pour leurs bannières Nachos’s, Oui mon Colonel, Ailes et BBQ, SAJwich et Le Pain Saj Express. « Avec la pandémie, on roule à perte au Central, malgré les subventions salariales, explique Annie Clavette. On a triplé l’achalandage en déménageant la production chez Mamm Bolduc. On a poussé le concept plus loin en misant sur la cuisine fantôme. On peut servir 15 clients à la fois avec une équipe de cuisine réduite. On livre avec SkipTheDishes et Uber Eats. On a lancé ce projet sans dépenser une fortune. On bénéficie d’une cuisine industrielle inspectée par le MAPAQ et on se rapproche de marchés prometteurs : c’est le meilleur des mondes. » Annie Clavette juge les commissions des plateformes trop salées et demande à Pierre Fitzgibbon, ministre québécois de l’Économie, d’imposer un plafond de 15 %. Mais elle n’arrêtera jamais la livraison, qui lui a permis de survivre à la pandémie.

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