Exode vers la ban­lieue à cause de la CO­VID? Trois bé­mols

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De­puis l’été der­nier, les mé­dias mul­ti­plient les re­por­tages sur l’ex­plo­sion des ventes de pro­prié­tés sur fond de pan­dé­mie dans la ban­lieue éloi­gnée de Mont­réal, et jusque dans cer­taines ré­gions tou­ris­tiques. Le phé­no­mène ne date pour­tant pas d’hier, constate le Dé­tec­teur de ru­meurs.


Cet ar­ticle fait par­tie de la ru­brique du Dé­tec­teur de ru­meurscli­quez ici pour les autres textes.


 

Le mar­ché im­mo­bi­lier ne dé­rou­git pas de­puis une dé­cen­nie dans cer­taines ban­lieues ou villes de la Mon­té­ré­gie, de l’Es­trie, des Lau­ren­tides ou de La­nau­dière : se­lon les ventes ré­si­den­tielles en­re­gis­trées au Qué­bec sur la pla­te­forme Cen­tris, col­li­gées par l’As­so­cia­tion pro­fes­sion­nelle des cour­tiers im­mo­bi­liers du Qué­bec (AP­CIQ), il s’agit d’aug­men­ta­tions an­nuelles entre 10% et 20%, no­tam­ment de­puis 2015 à Sainte-Agathe, Saint-Sau­veur, Be­loeil, Mi­ra­bel, Re­pen­ti­gny, Saint-Jean-sur-Ri­che­lieu, Sa­la­berry-de-Val­ley­field, Ter­re­bonne et Vau­dreuil-Do­rion.

Or, le phé­no­mène semble s’être ac­cé­léré avec la pan­dé­mie. Ainsi, plu­sieurs villes ont vécu une hausse spec­ta­cu­laire des ventes en 2020, com­paré à 2019.

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Source : AP­CIQ

Le phé­no­mène existe aussi hors de la zone mé­tro­po­li­taine. Par exemple, on en­re­gistre une aug­men­ta­tion de 31% à Ri­mouski et de 37% à Ma­tane, ré­vèle Charles Bra­bant, di­rec­teur de l’ana­lyse du mar­ché à l’AP­CIQ.

Certes, plu­sieurs ré­gions sont moins af­fec­tées. Quand on consi­dère l’en­semble du Qué­bec, la hausse des ventes n’a été « que » de 17% en 2020, mais c’était déjà une an­née re­cord, ajoute-t-il.

 

Pre­mier bé­mol: une ten­dance de longue date

Mais c’est un phé­no­mène qui était là bien avant la pan­dé­mie. L’en­vi­ron­ne­ment était déjà fa­vo­rable aux ache­teurs : les taux d’in­té­rêt sont au plan­cher, le dé­ve­lop­pe­ment éco­no­mique s’ac­cé­lère dans cer­taines ré­gions pé­ri­ur­baines, les prix des pro­prié­tés ont été re­la­ti­ve­ment abor­dables dans les ban­lieues éloi­gnées et les ré­gions tou­ris­tiques, com­pa­ra­ti­ve­ment à Mont­réal et aux ban­lieues im­mé­diates. La confiance des consom­ma­teurs ne s’étiole pas ni l’at­trait, pour les jeunes fa­milles, d’un bun­ga­low avec une cour.

De plus, l’in­ven­taire des pro­prié­tés en zone ur­baine, qu’on parle de mai­sons uni­fa­mi­liales, de plex ou de condo­mi­niums, di­mi­nue de­puis des an­nées. Le jeu de l’offre et de la de­mande fait grim­per les prix. Se­lon une étude de Royal Le­Page de dé­cembre 2020, le prix des pro­prié­tés du Grand Mont­réal de­vrait grim­per de 6% en moyenne cette an­née, ce qui pousse da­van­tage d’ache­teurs, no­tam­ment les jeunes fa­milles, à fuir la mé­tro­pole.

Une bonne par­tie des 26 000 Mont­réa­lais qui ont quitté la mé­tro­pole en 2019 et 2020 se sont éta­blis aux li­mites de la zone ur­baine, comme en té­moignent les mises en chan­tier (in­cluant uni­fa­mi­liales, condos et lo­ge­ments lo­ca­tifs) de 2020.

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Source : AP­CHQ

Mais là non plus, le phé­no­mène n’est pas nou­veau. Les chiffres de l’AP­CHQ montrent qu’en 2002, les mises en chan­tier hors de la ré­gion mé­tro­po­li­taine de re­cen­se­ment de Mont­réal étaient en hausse de 73%, com­paré à 63% en 2020. En 18 ans, ce pour­cen­tage n’a baissé qu’une fois sous les 64%. Pour la même pé­riode, à Mont­réal, les hausses des mises en chan­tier va­riaient, se­lon les an­nées, de 24% à 41%. Elles furent de 37% l’an der­nier.

Cela se vé­ri­fie du côté de la po­pu­la­tion : entre 1996 et 2020, plu­sieurs mu­ni­ci­pa­li­tés ré­gio­nales de comté (MRC) de la deuxième cou­ronne des ban­lieues ou des zones tou­ris­tiques avoi­si­nantes, connaissent une crois­sance im­por­tante, se­lon l’Ins­ti­tut de la sta­tis­tique du Qué­bec (ISQ). Du­rant cette pé­riode, la mi­gra­tion in­ter­ré­gio­nale qué­bé­coise n’a ja­mais baissé sous les 200 000 per­sonnes, rap­porte l’ISQ. En fait, cette mi­gra­tion a même lé­gè­re­ment di­mi­nué de­puis 2011.

« Il faut aussi re­gar­der les tranches d’âge, confirme Ma­rio Po­lèse, ex­pert dans l’éco­no­mie des villes et pro­fes­seur émé­rite au Centre Ur­ba­ni­sa­tion Culture So­ciété de l’Ins­ti­tut na­tio­nal de la re­cherche scien­ti­fique. De­puis des an­nées, les ban­lieues sont ali­men­tées es­sen­tiel­le­ment par les jeunes couples de 25 à 45 ans, avec en­fants. »

En somme, le rêve amé­ri­cain de la ban­lieue est en­core très fort chez les Qué­bé­cois. « Nous sommes des Nord-Amé­ri­cains, re­prend M. Po­lèse, mais il y a aussi une tra­di­tion de vivre en ville plus forte au Ca­nada, et sur­tout au Qué­bec, com­pa­ra­ti­ve­ment aux États-Unis. Mont­réal et Qué­bec de­meurent des villes très den­sé­ment peu­plées, avec leurs plex. Et très pri­sées par les jeunes fa­milles de pro­fes­sion­nels, no­tam­ment dans des quar­tiers comme le Pla­teau Mont-Royal, Ro­se­mont, Notre-Dame-de-Grâce ou Saint-Roch. Ceux qui quittent la ville sont les jeunes couples avec en­fant qui n’ont pas les moyens de s’ache­ter une mai­son, ni dans ces quar­tiers ni dans la ban­lieue im­mé­diate. »

 

Deuxième bé­mol: un phé­no­mène de re­trai­tés et pré­re­trai­tés?

On a beau­coup parlé des baby-boo­mers re­trai­tés et pré­re­trai­tés qui vendent leurs bun­ga­lows ache­tés dans les an­nées 1960 pour s’ins­tal­ler dans leur cha­let. « Mais c’est moins mas­sif qu’on ne le croit, dit-il. Chez les plus de 60 ans, il y a aussi un exode des ré­gions éloi­gnées, comme l’Abi­tibi, le Sa­gue­nay ou la Côte-Nord, vers les ré­gions pé­ri­ur­baines de Mont­réal et de Qué­bec, et même jusque sur les rives du Bas-Saint-Laurent. Les grands-pa­rents fuient un cli­mat moins clé­ment et veulent se rap­pro­cher de leurs en­fants et pe­tits-en­fants, ainsi que des ser­vices hos­pi­ta­liers. D’autres re­tournent dans leur ré­gion d’ori­gine, ce qui ex­plique une cer­taine em­bel­lie en Gas­pé­sie. C’est ty­pique des baby-boo­mers : ils s’achètent une qua­lité de vie. »

Mais cette crois­sance d’un mar­ché im­mo­bi­lier ali­men­tée par les baby-boo­mers a ses li­mites, se­lon M. Po­lèse, car cette gé­né­ra­tion vieillit et pla­fon­nera d’ici une dé­cen­nie.

 

Troi­sième bé­mol: l’im­mi­gra­tion qui com­pense

S’il est clair que l’exode n’a pas com­mencé avec la CO­VID, peut-on tout de même conclure qu’on as­siste à un ef­fet « trou de beigne » de­puis 10 à 20 ans à Mont­réal? Ce n’est pas si sûr. Parce qu’en temps nor­mal, les dé­fi­cits mi­gra­toires mont­réa­lais sont lar­ge­ment contre­ba­lan­cés par l’im­mi­gra­tion in­ter­na­tio­nale et in­ter­ré­gio­nale des jeunes en âge d’études post­se­con­daires, ainsi que par les nais­sances (après sous­trac­tion des dé­cès). Ce que confirment les chiffres de l’Ins­ti­tut de la sta­tis­tique du Qué­bec. « Ce solde est sys­té­ma­ti­que­ment po­si­tif, an­née après an­née », re­prend M. Po­lèse.

Mais avec la Co­vid-19, cette im­mi­gra­tion fut stop­pée net. Ré­sul­tat, l’aug­men­ta­tion de la po­pu­la­tion mont­réa­laise fut de 5000 ha­bi­tants de 2019 à 2020, com­pa­ra­ti­ve­ment à 37 000 pour 2018-2019, se­lon un bul­le­tin so­cio­dé­mo­gra­phique de l’ISQ de jan­vier 2021. Le taux d’ac­crois­se­ment mont­réa­lais fut donc de 18% en 2018-2019 (un des plus éle­vés au Qué­bec), com­pa­ra­ti­ve­ment à 2% en 2019-2020.

« Après la pan­dé­mie, Mont­réal re­trou­vera son pou­voir d’at­trac­tion au­près des im­mi­grants et des étu­diants, pour­suit M. Po­lèse. Et le phé­no­mène du té­lé­tra­vail qui, cette an­née, a ali­menté le mar­ché im­mo­bi­lier dans les ré­gions pé­ri­ur­baines et tou­ris­tiques, va se ré­sor­ber éven­tuel­le­ment. Car les tra­vailleurs vont avoir be­soin de ren­con­trer leurs col­lègues et de bri­ser un cer­tain iso­le­ment. De plus, le quart de la main-d’œuvre ne peut té­lé­tra­vailler. »

Entre 2016 et 2041, l’ISQ pré­voit tout de même que sept MRC connaî­tront une crois­sance d’au moins 25% de leur po­pu­la­tion. Quatre d’entre elles sont dans la ban­lieue proche ou éloi­gnée de Mont­réal, une dans celle de Qué­bec. Les deux autres sont chez les In­nus et les Inuits, une consé­quence de la py­ra­mide des âges.

 

Photo: Site Du­Pro­prio

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