Publié dans HEC Mag, mai 2022
Impossible de réussir en affaires tout en intégrant le développement durable, en réduisant ses gaz à effet de serre (GES) et en respectant des normes ESG (environnementales, sociales et de gouvernance)? Voici trois entrepreneurs particulièrement allumés qui nous prouvent pourtant le contraire!
Vendre des mal-aimés
En fondant Marché SecondLife, une épicerie en ligne qui réduit le gaspillage alimentaire en récupérant des fruits et des légumes frais, mais imparfaits, comme des carottes à deux racines, Thibaut Martelain (B.A.A. 2015) a fait le pari qu’on peut faire de l’argent avec ce que l’on croitque les consommateurs n’aiment pas. Depuis peu, la PME offre même des produits d’épicerie abandonnés pour des raisons esthétiques ou pour des défauts de fabrication ou d’emballage (pâtes alimentaires légèrement difformes, vinaigrettes quelque peu modifiées, etc.).
Il s’agit d’un marché au potentiel énorme, car 20 à 30 % de ce qui est produit dans les fermes aboutit dans les champs comme engrais ou – pire – aux ordures.
Pourtant, SecondLife a vu le jour un peu par hasard. « Comme j’aspirais à me lancer en affaires, j’avais pris un cours d’entrepreneuriat dans le cadre de mon B.A.A., raconte Thibaut Martelain, qui est arrivé de France à 19 ans pour étudier à HEC Montréal. J’avais été sensibilisé aux questions environnementales, notamment par mes parents. En 2014, c’était l’année de la lutte contre le gaspillage alimentaire en Europe. Ici, personne n’en parlait vraiment. »
Il s’associe alors avec un ami pour créer un circuit court de distribution de produits frais entre fermiers et consommateurs, comme on en trouve en France. « Nous avons rapidement compris que nous allions droit dans le mur, car, au Québec, les distances sont trop grandes, confie-t-il. Dans la foulée, un fermier nous a glissé qu’il nous refilerait gratuitement ses surplus de tomates si nous voulions en faire quelque chose. Ce fut une révélation. »
« Nous avons prouvé que lutter contre le gaspillage alimentaire est lucratif. »
Les deux associés ont alors téléphoné à tous les fermiers de la Montérégie. Soixante-dix à 80 appels par jour ont confirmé leur intuition : tous subissaient de grandes pertes. Toutefois, bon nombre d’entre eux les percevaient un peu comme des extraterrestres : qui voudrait acheter des carottes ou des poivrons difformes?
En mai 2015, le jeune Français obtient son diplôme et lance son entreprise. Deux minimarchés organisés rapidement sur le Plateau Mont-Royal remportent un succès éclatant. « Les trois premières années ont cependant été très difficiles, souligne-t-il. Sans argent ou investisseur externe, nous faisions tout nous-mêmes : achats, emballage, développement du réseau de distribution, technologie…?» Il y a deux ans, Thibaut Martelain a racheté les parts de son associé. Puis, la pandémie est arrivée.
« Le chiffre d’affaires de SecondLife a triplé en quelques semaines et nous avons gagné deux bonnes années sur nos projections, déclare-t-il. Avec la COVID-19, le consommateur s’est habitué à acheter en ligne. »
Aujourd’hui, SecondLife emploie 30 personnes et vient d’emménager dans un entrepôt à Saint-Léonard. « Nous avons changé des dépenses en revenus pour des fermiers, des distributeurs et des grossistes en fruits et légumes, ajoute-t-il. Nous avons prouvé que lutter contre le gaspillage alimentaire est lucratif. Nous avons surtout démenti l’a priori selon lequel si c’est du social, ça prend absolument des subventions pour réussir, et prouvé qu’on peut faire du bien à la société tout en faisant des affaires. »
Confondre les sceptiques
Caroline Fradet (B.A.A. 1988) vient d’une famille de commerçants. Elle a pris la relève à la tête de l’entreprise familiale, qui compte cinq magasins RONA et 300 appartements pour aînés au Lac-Saint-Jean. Elle voulait pourtant bâtir sa propre entreprise. Et faire une différence.
L’idée s’est imposée en 2014 à l’issue d’une conversation avec son futur associé, Éric Dubé, et Gilles Potvin, maire de Saint-Félicien, qui caressait un projet de serres depuis longtemps.
Emballée par le projet, Caroline Fradet visite un serriste hollandais établi en Alberta et constate qu’il faut se rendre aux Pays-Bas, la Mecque mondiale dans ce domaine, pour s’inspirer des pratiques les plus novatrices. Après avoir convaincu un premier client, Sobeys, elle amorce au retour la construction d’une serre géante de 8,5 hectares entièrement dédiée à la production de concombres et dotée d’une technologie très avancée qui permet d’atteindre de hauts niveaux de production, et ce, 12 mois par année.
«?Ma plus grande fierté, c’est d’offrir un produit québécois de qualité supérieure et écoresponsable. »
« Il a fallu se battre pour vendre notre projet, car les gens n’y croyaient pas, dit-elle. Nous utilisons des technologies hollandaises qui permettent de récupérer l’eau de fonte des neiges et la pluie. Ainsi, nous recouvrons et assainissons 100 % de notre eau d’arrosage, ce qui nous rend presque autosuffisants. Notre système d’irrigation fertilise les plants et équilibre les nutriments. De plus, en disposant des meilleures technologies, nous respectons mieux l’environnement. Nos serres sont en verre et non en plastique, pour une meilleure luminosité. Et nos opérations sont complètement automatisées. » Des centaines de millions de dollars ont été investis…
Aujourd’hui, Serres Toundra est une marque connue dans les supermarchés IGA, Metro et Loblaws. L’entreprise possède sa propre pouponnière de plants de concombres inaugurée l’an dernier au coût de 10 M?$, ce qui évite les importations de l’Ontario et les risques de maladie. Elle a aussi construit deux autres serres, ce qui porte désormais la surface cultivée à 25,5 hectares. Serres Toundra se diversifiera bientôt en produisant poivrons, tomates, laitues et fèves jaunes, et a même lancé sa propre relish, produite avec ses concombres imparfaits.
L’entreprise a aussi injecté 5 M?$ dans des immeubles neufs pour loger quelque 150 travailleurs guatémaltèques additionnels, une initiative qui a par ailleurs impressionné les fonctionnaires de l’immigration.
« Nous récupérons l’eau chaude de l’usine de Résolu, ce qui réduit chaque année l’équivalent des GES de 5 000 voitures, précise Caroline Fradet. Nous avons aussi éliminé des millions de ces attaches en plastique autrefois utilisées pour soutenir les plants et développé à grands frais une barquette en carton avec Cascades. De plus, comme notre produit n’a pas à parcourir des milliers de kilomètres comme les concombres du Mexique, il se conserve bien mieux… »
Dompter le soleil
Sollum, une PME montréalaise fondée en 2015, contribue au développement durable en proposant une solution d’éclairage DEL intelligent et révolutionnaire qui reproduit le spectre complet de la lumière naturelle du soleil.
« Nos luminaires réduisent la consommation d’énergie de plus de 40 % comparé à la technologie la plus courante – les luminaires au sodium HPS – et permettent une hausse de la productivité pouvant atteindre 40 % », explique Patrick Ménard (MBA 2014), vice-président, Produits.
La technologie de Sollum reproduit, par exemple, la riche lumière matinale, l’intensité solaire du midi, les couchers de soleil d’été… ou adapte le spectre lumineux à la croissance d’une plante particulière. Doté de plusieurs centaines de DEL, chaque luminaire est contrôlé par un algorithme qui utilise l’intelligence artificielle.
« Nos clients peuvent donc produire douze mois par année, précise Patrick Ménard. Ce contrôle en temps réel permet même de faire pousser de belles fraises juteuses dans un conteneur, en plein hiver. C’est très enthousiasmant d’appliquer la technologie à l’agriculture et ça ouvre de nouveaux horizons. »
Patrick Ménard perçoit un changement réel dans la société : « Bien que les jeunes diplômés en technologie peuvent travailler ailleurs, ils nous choisissent parce qu’ils ont le sentiment de faire une différence, de lutter contre les GES en produisant localement, à moindres coûts, dans des entreprises familiales. Notre technologie permet l’agriculture durable en pays nordique. »