Té­moi­gnages de­man­dés pour le ci­me­tière Back Ri­ver

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Pu­blié sur le site web du Jour­nal des Voi­sins, 2 août 2022

On peut lire l’ar­ticle ici.

Vous connais­sez des his­toires, des dé­funts, des anec­dotes sur le ci­me­tière Back Ri­ver? Vous avez des do­cu­ments à par­ta­ger? Des cher­cheurs de l’Uni­ver­sité Concor­dia ai­me­raient vous en­tendre.

Le Ci­me­tière Back Ri­ver est cet es­pace vert si­tué au mé­tro Sauvé. Il tire son nom d’un noyau vil­la­geois construit au­tour du pre­mier pont Viau, avant que le quar­tier ne s’ap­pelle Ahunt­sic. Il fait ré­fé­rence à la ri­vière des Prai­ries, que les An­glais ap­pe­laient la ri­vière d’en ar­rière. En fait, le ci­me­tière Back Ri­ver est un des plus vieux ci­me­tières juifs au pays, après ce­lui de Trois-Ri­vières, où les pre­miers Juifs se sont ins­tal­lés au pays, et ceux des quar­tiers cen­traux de Mont­réal.

Ce­lui de Back Ri­ver au­rait été fondé en 1892, mais la date n’a pas été confir­mée. C’est une des don­nées que tente de pré­ci­ser Anna Shef­tel, his­to­rienne et di­rec­trice de l’École des af­faires pu­bliques de l’Uni­ver­sité Concor­dia, dans une sé­rie de tra­vaux qui s’in­té­ressent à l’his­toire so­ciale du lieu. Mme Shef­tel et son équipe ont ins­tallé des pan­neaux au­tour du ci­me­tière, in­vi­tant la po­pu­la­tion à faire part de ce qu’ils connaissent sur ce lieu his­to­rique. On peut aussi par­ti­ci­per en rem­plis­sant un for­mu­laire en ligne (https://​bit.ly/​3z­hYiRf).

« Nous es­sayons de com­prendre la place de ce ci­me­tière dans l’his­toire d’Ahunt­sic et de la com­mu­nauté juive de Mont­réal, ex­plique la cher­cheuse. Cet en­droit est à la ren­contre de deux com­mu­nau­tés qui ne se fré­quentent pas sou­vent. J’ai dis­cuté avec de nom­breux voi­sins, qui se de­mandent com­ment se fait-il qu’il y ait un ci­me­tière juif dans leur quar­tier. »

En fait, la créa­tion du ci­me­tière re­monte aux an­nées 1850. À l’époque, la com­mu­nauté juive mont­réa­laise était es­sen­tiel­le­ment ras­sem­blée au­tour du port. Avec la ré­vo­lu­tion in­dus­trielle et le dé­ve­lop­pe­ment du bou­le­vard Saint-Laurent, où les Juifs de Mont­réal ont créé de nom­breuses ma­nu­fac­tures de tex­tile et y ont mas­si­ve­ment tra­vaillé, la com­mu­nauté a mi­gré vers le nord.

Du­rant cette pé­riode, no­tam­ment pour des rai­sons de sa­lu­brité et de dé­ve­lop­pe­ment, tous les ci­me­tières si­tués dans l’ac­tuel ar­ron­dis­se­ment de Ville-Ma­rie ont été dé­mé­na­gés à la cam­pagne ou sur le mont Royal.

Une an­cienne ferme

La com­mu­nauté juive cher­chait alors un en­droit ac­ces­sible et un fer­mier de Back Ri­ver au­rait ac­cepté de vendre sa terre. C’est ce qui ex­plique qu’il y ait un ci­me­tière juif dans un quar­tier où cette com­mu­nauté est à peu près ab­sente.

Dans la tra­di­tion juive, les sé­pul­tures sont per­pé­tuelles. Long­temps, les dif­fé­rentes par­ties du ci­me­tière ont été en­tre­te­nues par des so­cié­tés cha­ri­tables ou des sy­na­gogues. « Cha­cune pre­nait soin de son coin de ci­me­tière et cette ges­tion était très dé­cen­tra­li­sée, re­prend Mme Shef­tel. Avec le temps, plu­sieurs so­cié­tés ont dis­paru et la di­rec­tion des sy­na­gogues a changé. Peu à peu, le ci­me­tière fut laissé à l’aban­don. Cette si­tua­tion com­plique sin­gu­liè­re­ment nos re­cherches de do­cu­ments, qui sont épar­pillés un peu par­tout, sou­vent dans des en­droits que nous ne connais­sons pas. C’est pour­quoi nous fai­sons ap­pel au pu­blic pour nous ai­der. »

Il y a de nom­breuses an­nées, le ci­me­tière connais­sait pour­tant une cer­taine no­to­riété. Des per­son­nages im­por­tants de la com­mu­nauté y ont été en­ter­rés, comme Moishe Ligh­ter, qui a fondé un des plus an­ciens res­tau­rants de Mont­réal, Moishes Stea­khouse (il l’au­rait ac­quis lors d’une par­tie de po­ker), qui a eu pi­gnon sur rue pen­dant 83 ans sur le bou­le­vard Saint-Laurent, près de la rue Du­luth (à l’au­tomne 2022, après une fer­me­ture due à la CO­VID-19, il rou­vrira dans le siège de la Caisse de dé­pôt et pla­ce­ment du Qué­bec, ave­nue Vi­ger).

Après avoir été pra­ti­que­ment laissé à lui-même, il est ad­mi­nis­tré par l’or­ga­nisme sans but lu­cra­tif (OSBL) du Ba­ron de Hirsch de­puis les an­nées 1990. Puis, en 2013, il passe of­fi­ciel­le­ment sous le gi­ron de cet or­ga­nisme, qui ad­mi­nistre éga­le­ment un autre ci­me­tière juif mont­réa­lais, rue de la Sa­vane, fondé en 1905.

Les deux ci­me­tières sont main­te­nant nom­més en l’hon­neur du Ba­ron de Hirsch, un très riche ban­quier juif d’ori­gine au­tri­chienne, qui avait donné une for­tune il y a plus d’un siècle au ci­me­tière mont­réa­lais rue de la Sa­vane. Mau­rice de Hirsch a long­temps vécu à Bruxelles et à Pa­ris (son hô­tel par­ti­cu­lier est au­jour­d’hui une an­nexe du Pa­lais de l’Ély­sée, siège de la pré­si­dence fran­çaise). Il est connu pour avoir fi­nancé l’émi­gra­tion mas­sive de juifs russes, vic­times de po­groms à la fin des an­nées 1800, vers plu­sieurs pays, no­tam­ment le Ca­nada, mais sur­tout l’Ar­gen­tine.

Re­nou­veau

Il y a 25 ans, l’équipe qui gère le ci­me­tière a mené une grande cam­pagne de sous­crip­tion au­près de la com­mu­nauté juive pour ef­fec­tuer d’im­por­tants tra­vaux de ré­no­va­tion. De nom­breux Juifs de Mont­réal dé­couvrent alors avec stu­pé­fac­tion l’exis­tence de ce ci­me­tière.

« À l’époque, il était en très mau­vais état, confirme son di­rec­teur gé­né­ral, Jo­na­than Wise. Il a fallu beau­coup de tra­vail pour le res­tau­rer et ce n’est pas en­core ter­miné. » On y trouve d’ailleurs au­jour­d’hui plu­sieurs sé­pul­tures dont les noms ont été ef­fa­cés. Mal­heu­reu­se­ment, il n’existe pas d’ar­chives qui per­met­traient de les res­tau­rer.

Le ci­me­tière est éga­le­ment une af­faire de fa­mille. « Mes grands-pa­rents ont été en­ter­rés ici, af­firme M. Wise. On a un garde de sé­cu­rité qui a tra­vaillé ici pen­dant des dé­cen­nies et qui vi­vait tout près. Nous en sommes à la qua­trième gé­né­ra­tion de contre­maîtres. C’est comme une en­tre­prise fa­mi­liale et tout le monde y est très bien traité. »

M. Wise men­tionne que l’en­droit re­gorge de bonnes his­toires.

« Par exemple, mes ar­rière-grands-pa­rents ont été en­ter­rés ici côte à côte, dit-il. Or j’ai su que mon ar­rière-grand-mère avait passé sa vie à ra­bais­ser son mari. Un ma­tin, ma grand-mère re­çoit un ap­pel du ci­me­tière l’avi­sant que le mo­nu­ment de sa mère s’était af­faissé : ce­lui de son père était dé­sor­mais plus élevé que ce­lui de sa mère. La di­rec­tion lui de­mande si elle veut que soient réa­li­sés des tra­vaux pour éga­li­ser les deux sé­pul­tures. Elle ré­pond, du tac au tac, de lais­ser les lieux en l’état ac­tuel, car après toutes ces an­nées, il fal­lait bien qu’au moins une fois, mon ar­rière-grand-père ait le des­sus sur sa femme! »

Les re­cherches d’Anna Shef­tel per­met­tront peut-être de sa­voir pour­quoi le ci­me­tière a été aban­donné pen­dant des an­nées : « Ma théo­rie, c’est que l’en­droit est éloi­gné des quar­tiers où les juifs de Mont­réal sont re­grou­pés et que c’est un pe­tit ci­me­tière. Peu de per­sonnes étaient in­ci­tées à le fré­quen­ter… Pour­tant, dans notre culture, on prend grand soin de nos ci­me­tières. Cer­tains ont été cho­qués de dé­cou­vrir qu’il avait été pra­ti­que­ment ou­blié. »

Au­jour­d’hui, la cher­cheuse ai­me­rait dis­cu­ter avec qui­conque a un lien avec cet en­droit tout de même spé­cial dans l’his­toire de la ville et du quar­tier : des gens qui ont de la fa­mille en­ter­rée ici, des voi­sins, des per­sonnes qui ont des sou­ve­nirs liés à cet en­droit, qui pour­raient nous éclai­rer sur son évo­lu­tion. À sa grande sur­prise, elle a eu beau­coup de ré­ac­tions grâce à ses af­fiches. Et elle s’en ré­jouit.

Les ci­me­tières de la Sa­vane et Back Ri­ver abritent en­vi­ron 65 000 sé­pul­tures et une qua­ran­taine d’en­ter­re­ments ont lieu chaque an­née dans ce­lui d’Ahunt­sic.

La com­mu­nauté juive de Mont­réal est la deuxième en im­por­tance au pays et re­pré­sente 2,4 % de la po­pu­la­tion mont­réa­laise. Elle se classe au on­zième rang des groupes eth­niques de la ville, avec près de 91 000 per­sonnes. Le quart des juifs mont­réa­lais sont sé­pha­rades. Les Juifs de Mont­réal pro­viennent his­to­ri­que­ment d’Eu­rope, de Rus­sie, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Les pre­miers juifs ont im­mi­gré au Qué­bec dans les an­nées 1760 à Trois-Ri­vières, à Qué­bec et au port de Mont­réal. Ils sont donc ins­tal­lés ici de­puis plus de 260 ans. Fait à no­ter, en 2011, le tiers des Juifs âgés de Mont­réal étaient des sur­vi­vants de l’Ho­lo­causte.

La com­mu­nauté compte à son ac­tif plu­sieurs icônes de l’éco­no­mie qué­bé­coise : Aldo, Brown’s, Sea­gram’s, Stein­berg, Wise, Schwartz’s, Ja­ris­lowsky Fra­ser, Reit­man, Do­rel, Pas­cal, Peer­less, Green­berg, Stu­dios Mels, etc. Plu­sieurs créa­teurs juifs mont­réa­lais ont une re­nom­mée na­tio­nale et in­ter­na­tio­nale comme Leo­nard Co­hen, Mor­de­cai Ri­chler, Naïm Kat­tan, Alexan­der Brott, Saul Bel­low, So­nia Be­nezra, Emile Ber­li­ner, Moshe Saf­die, William Shat­ner, So­cal­led, Co­rey Hart, Betty Good­win, Phyl­lis Lam­bert…

En­fin, tout le monde connaît l’ap­port de la com­mu­nauté juive à la gas­tro­no­mie qué­bé­coise, avec le smo­ked meat et les ba­gels.

[Rec­ti­fi­ca­tif : La ver­sion ori­gi­nale de ce texte men­tion­nait que la com­mu­nauté juive de Mont­réal re­pré­sen­tait 23,2% de la po­pu­la­tion de Mont­réal. En fait, elle re­pré­sente 2,4% de la po­pu­la­tion de la mé­tro­pole du Qué­bec, mais 23,2% de la po­pu­la­tion juive du pays est éta­blie à Mont­réal, se­lon la Fé­dé­ra­tion CJA. ]

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