Blanche Lemco van Gin­kel (1923-2022) : celle qui a sauvé le Vieux-Mont­réal

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Pu­blié dans le ma­ga­zine Es­quisses, dé­cembre 2022

On peut lire l’ar­ticle ici.

L’ar­chi­tecte, ur­ba­niste et pro­fes­seure Blanche Lemco van Gin­kel, à qui l’on doit l’ex­ploit d’avoir sauvé le Vieux-Mont­réal de la dé­mo­li­tion, est dé­cé­dée le 20 oc­tobre 2022 à l’âge de 98 ans. Re­tour sur un par­cours ex­cep­tion­nel.

Blanche Lemco naît à Londres en 1923, de pa­rents en­tre­pre­neurs qui possè­dent une pe­tite usine de tex­tile. Elle im­migre à Mont­réal à l’âge de 13 ans. Quatre ans plus tard, elle de­vient l’une des pre­mières femmes ad­mises à l’École d’ar­chi­tec­ture de l’Uni­ver­sité Mc­Gill, en 1940. En 1950, elle ob­tien­dra aussi un di­plôme d’ur­ba­nisme de l’Uni­ver­sité Har­vard.

En 1947, elle tra­vaille pour l’ar­chi­tecte lon­do­nien William Crab­tree, puis, l’an­née sui­vante, se joint à l’équipe de Le Cor­bu­sier. Elle se dis­tingue par le de­sign au­da­cieux des aé­ra­teurs et de la gar­de­rie sur le toit du pro­jet em­blé­ma­tique de l’Unité d’habi­ta­tion de Mar­seille (ou Cité ra­dieuse).

En 1951, Blanche Lemco s’ins­talle à Phi­la­del­phie, où elle pra­tique et en­seigne son art, no­tam­ment à l’Uni­ver­sité de Penn­syl­va­nie. Elle en­sei­gnera aussi à Har­vard (de 1958 à 1971), à l’Uni­ver­sité de Mont­réal (de 1961 à 1967) et à l’Uni­ver­sité Mc­Gill (de 1971 à 1977) avant de démé­na­ger dans la Ville Reine, où elle sera nom­mée doyenne de l’École d’ar­chi­tec­ture de l’Uni­ver­sité de To­ronto, une pre­mière en Amé­rique du Nord pour une femme.

À l’avant-garde

Blanche Lemco van Gin­kel est une vé­ri­table pré­cur­seure?: elle compte parmi les pre­mières femmes ar­chi­tectes au Qué­bec, elle est aussi la pre­mière à être in­tro­ni­sée fel­low de l’Ins­ti­tut royal d’ar­chi­tec­ture du Ca­nada, la pre­mière pré­si­dente de l’As­so­cia­tion of Col­le­giate Schools of Ar­chi­tec­ture, la pre­mière élue au conseil de l’Ins­ti­tut ca­na­dien des urba­nistes, la pre­mière ar­chi­tecte élue au sein de l’Aca­dé­mie royale des arts du Ca­nada…

Pa­ral­lè­le­ment à sa car­rière uni­ver­si­taire, elle lance à Mont­réal, avec son mari, H. P. Da­niel van Gin­kel (1920-2009), le ca­bi­net d’ar­chi­tec­ture et d’ur­ba­nisme Van Gin­kel As­so­ciates, re­connu pour son de­sign ré­so­lu­ment mo­der­niste et son ap­proche hu­maine de la pla­ni­fi­ca­tion ur­baine. Après un in­ter­mède à Win­ni­peg à la fin des an­nées 1960, la firme re­vient à Mont­réal, pour s’ins­tal­ler dé­fi­ni­ti­ve­ment à To­ronto en 1977.

En 1963, Blanche Lemco van Gin­kel tra­vaille au plan maître pré­li­mi­naire de l’Ex­po­si­tion uni­ver­selle de 1967, à Mont­réal. Dans la même pé­riode, elle lutte contre le dé­ve­lop­pe­ment du flanc sud du mont Royal et s’in­té­resse aux en­jeux de circu­la­tion ur­baine, plu­sieurs dé­cen­nies avant que ces ques­tions fassent l’ac­tua­lité. En tant qu’ur­ba­niste, elle est sou­cieuse d’huma­ni­ser les villes en prio­ri­sant les pié­tons. Elle rem­porte d’ailleurs en 1962 la mé­daille Mas­sey pour la concep­tion de pas­se­relles pié­tonnes dans le parc Bo­wring, à St. John’s (Terre-Neuve), dont elle signe aussi le plan.

Blanche Lemco van Ginkel Photo : CCA – Fonds van Ginkel Associates
Photo : CCA – Fonds van Ginkel Associates

Le Vieux-Mont­réal?: un legs

Sa plus grande contri­bu­tion so­ciale de­meure tou­te­fois sa lutte, me­née conjoin­te­ment avec son mari, contre le pro­jet qui vi­sait à ra­ser une grande par­tie du Vieux-Mont­réal (y com­pris le mar­ché Bon­se­cours) pour y amé­na­ger l’au­to­route Ville-Ma­rie, au dé­but des an­nées 1960. Elle pro­pose plu­tôt des voies ra­pides sou­ter­raines. «?Elle a eu la lu­ci­dité de voir de graves pro­blèmes et d’al­ler sur la place pu­blique pour dé­fendre une po­si­tion au­da­cieuse et vi­sion­naire, com­mente Dinu Bum­baru, di­rec­teur des po­li­tiques à Hé­ri­tage Mont­réal. On a donc changé le pro­jet.?»

«?La lutte de Blanche Lemco pour pré­ser­ver le Vieux-Mont­réal a d’ailleurs mené à la créa­tion de l’Ordre des ur­ba­nistes du Qué­bec?: elle voyait l’amé­na­ge­ment ur­bain comme un su­jet d’in­té­rêt pu­blic?», ajoute-t-il.

Autre fa­cette de sa car­rière?: du­rant la Deuxième Guerre mon­diale, elle tra­vaille à l’Of­fice na­tio­nal du film. Dans les an­nées 1950 et 1960, elle réa­lise plu­sieurs courts mé­trages sur l’ar­chi­tec­ture et l’ur­ba­nisme (ga­gnant même un prix à Vienne en 1956) et s’in­ves­tit dans l’or­ga­ni­sa­tion du pre­mier Fes­ti­val des films du monde. Jo­seph Hil­lel fait son por­trait dans son film City Drea­mers (Rê­veuses de villes) sur les femmes pion­nières de notre ar­chi­tec­ture, sorti en 2018.

«?Ce qu’elle a réa­lisé en ar­chi­tec­ture et en ur­ba­nisme, c’est énorme, com­mente le réa­li­sa­teur. Sa lutte pour pré­ser­ver le Vieux-Mont­réal, qui fait par­tie de l’ADN de la ville, c’est unique. Elle a dé­mon­tré que le pa­tri­moine, c’est aussi de la mo­der­nité. Et que nous ne sommes pas né­ces­sai­re­ment mo­dernes en ne fai­sant que du neuf. Au­jour­d’hui, on dé­mo­lit constam­ment notre pa­tri­moine bâti. Il y a 60 ans, elle a agi.?»

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