Après le PIB, le BNB (bonheur national brut)?
Publié dans Le République, 25 avril 2013
On peut lire l’article ici.
Le Bhoutan, 708 000 habitants, sauvera-t-il l’humanité prisonnière des affres de la surconsommation?
Cette minuscule monarchie constitutionnelle (35 fois moins grande que le Québec), perchée au flanc himalayen de l’Inde, a remplacé la notion de PIB (produit intérieur brut) par celle de BNB (bonheur national brut) pour calculer le bien-être de ses citoyens.
Le PIB est la principale mesure de développement utilisée par les économistes. Il fait la somme de tous les produits et services d’un territoire et d’une période donnée.
À 4,2 milliards de dollars (G$), le PIB annuel bhoutanais ne fait pas le poids devant celui du Québec, qui totalisait 314 G$ en 2012. Le revenu net mensuel du Bhoutanais moyen se situe à 113$.
Mais l’argent ne fait pas foi de tout. Le Bhoutan, dont le nom signifie « pays des dragons », fut autrefois un royaume fermé où peu d’étrangers mettaient le pied. Ce pays, qui a encore un pied dans le Moyen-âge, est aujourd’hui considéré comme étant à la fine pointe du développement économique et social par certains experts. Car il est un des rares États à avoir adopté une philosophie de développement inspirée réellement du développement durable.
Les résultats se font encore attendre et, parfois, les autorités font marche arrière, mais les politiques sont néanmoins réelles. Une contradiction : les principaux revenus du Bhoutan proviennent de la vente d’électricité à l’Inde. La production est toutefois hydroélectrique.
Un virage
Au début des années 1980, le nouveau roi Jigme Singye Wangchuck a substitué le PIB par le BNB, qui se base sur quatre principes fondamentaux : le développement durable ou responsable, la conservation et la préservation de la culture bhoutanaise, la sauvegarde de l’environnement et la gouvernance responsable. Il préparait cette réforme depuis 1972.
Le jeune monarque avait constaté que son pays était alors ravagé par une mortalité infantile galopante, un analphabétisme quasi universel et une pauvreté chronique. Mais au lieu d’embrasser un développement économique classique, le roi misa sur le renforcement et la mise en valeur de la culture et de la nature bhoutanaise. Le quart des revenus provenant du tourisme est aujourd’hui reversé à un fonds qui finance les soins de santé, l’éducation et les routes. Pour visiter ce pays, il faut de fait dépenser un minimum de 250$US par jour.
Fait unique dans l’Histoire, en 2008, le roi a volontairement abdiqué en faveur d’un parlement élu… qu’il a lui-même créé. Pour y siéger, il faut détenir un diplôme universitaire. La réforme fut au début mal accueillie par le peuple. Les candidats à la première élection de l’histoire du pays ont passé l’essentiel de leur campagne à expliquer la démocratie plutôt qu’à faire leurs promesses électorales!
En fait, le Bhoutan est un pays singulier, constitué de vallées encadrées par les plus hautes montagnes du monde et couvert à plus de 70% de forêts. La Constitution exige qu’au moins 60% du territoire national doit être conservé à perpétuité et 40% sont occupés par les parcs nationaux.
L’État s’est doté d’un plan visant l’alimentation 100% organique de la population et d’un autre misant sur une économie produisant moins de CO2 qu’elle n’en consomme. Pendant quelques mois, dans les grandes villes, chaque mardi, les autos étaient interdites. On allait donc travailler à pied ou en vélo. Mais cette mesure, chaotique, fut transformée en jour sans auto… le dimanche seulement.
L’électrification, l’instauration de routes et d’un service postal se sont faites dans les années 1960. La télévision est apparue… en 1999.
On pense à très long terme
« Le Bhoutan n’a pas atteint le BNB qu’il souhaite, mais cette vision holistique du respect de la nature vient de la culture locale, très communautaire, explique Ron Coleman, directeur de GPI Atlantic, un groupe de réflexion basé à Halifax et très impliqué dans ce pays.
Joint en banlieue de la capitale Thimphou, Coleman explique que les Bhoutanais ont pris conscience qu’il y a un prix au développement et que la fenêtre du changement n’est pas éternelle.
« Il y a un sentiment d’urgence, malgré les défis importants auxquels fait face ce pays, dit-il. Les Bhoutanais veulent instaurer une société différente depuis 30 ans. Mais ils savent que ça ne se fera pas du jour au lendemain. »
Le BNB se sert d’une dizaine d’indicateurs sociaux, psychologiques, environnementaux et gouvernementaux assez poussés pour établir son échelle du bonheur. Pour ses promoteurs, certaines mesures subjectives ont autant de valeur que les méthodes statistiques traditionnelles.
Le BNB s’apparente à un autre indicateur, l’indice de développement véritable (IDV). Celui-ci fut développé au Québec par Harvey Mead, professeur et militant écologique, co-fondateur de l’Union québécoise pour la conservation de la nature, qui fut sous-ministre adjoint au développement durable et commissaire à l’environnement du Québec dans les années 1980.
Harvey Mead reconnaît que son IDV rebute les économistes et les décideurs. Mais il est convaincu qu’ils seront bientôt forcés de troquer leur PIB sacré contre cette nouvelle mesure, plus écologique. « Si tous les humains vivaient comme les Québécois, il nous faudrait les ressources de trois planètes. Le virage est inévitable », estime-t-il, ajoutant que d’ici 40 ans, les humains devront s’adapter à un monde nouveau, sans pétrole, sans eau potable, sans minerai et sans nourriture bon marché…
Petit pays, grandes répercussions
Les réformes bhoutanaises ont désormais une portée planétaire. En mars 2012, l’assemblée générale de l’ONU a unanimement adopté la résolution 65/309, poussée par 68 pays, en faveur du BNB. Le 2 avril, Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, affirmait qu’il espérait que la réflexion sur le BNB mènera à l’adoption, vers 2015, de normes comptables qui auront intégré les principales externalités environnementales et sociales. On parle ici, par exemple, du coût de la pollution, des catastrophes liées au réchauffement climatique, de la préservation des espaces verts, du recyclage ou de la mortalité infantile…
L’intégration d’indicateurs comme l’IDV ou le BNB aux normes comptables entraînera des changements économiques planétaires en profondeur. « Ils sont inévitables, car, du strict point de vue comptable, les normes actuelles ne font pas de sens », commente Jacques Fortin, directeur du département du développement durable à HEC Montréal. Ce dernier croit que le changement confondra les sceptiques : « L’humain s’adapte à toutes les situations, dit-il. C’est la beauté du capitalisme : il est toujours payant de trouver des solutions aux contraintes. »
Signalons qu’au moins une autre Constitution affirme que la poursuite du bonheur est un droit inaliénable de tout citoyen. Celle des États-Unis d’Amérique.
(Crédit photo : catmer)