« Il faut écouter sa petite voix » – Frédéric Lalonde, PDG de Hopper

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Publié sur le site web du Réseau M, 5 décembre 2019

On peut lire l’article ici.

Il a créé une startup techno à un milliard. Pourtant, il le dit sans détour, Frédéric Lalonde fonctionne avant tout à l’instinct. « Ta petite voix dans ta tête, tu dois t’y fier », dit-il.

Sa conférence lors du dernier Rendez-Vous du Réseau M, le 19 novembre dernier, à l’Hôtel Bonaventure, à Montréal, a fait salle comble. Tout le monde voulait voir le sorcier des algorithmes du voyage distiller son histoire, peu banale.

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Ça commence à l’adolescence. À 14 ans, il vend des copies piratées de jeux vidéo dans la cour de son école: il fait 16 000$ de ventes en quelques semaines. Mais la clientèle veut des jeux récents, et il faut les télécharger par téléphone. C’étaient les années 1980 : les interurbains coûtaient une fortune. Mais Lalonde découvre que la composition des cabines publiques de Bell fonctionne au son, sans aucun mécanisme de contrôle : il trafique celle située devant chez lui. Après avoir déterré les fils, il branche un dialer acheté aux États-Unis pour composer à distance : il contrôlait ainsi la cabine du sous-sol de ses parents, des professeurs de la Rive-Sud de Québec. Évidemment, les flics débarquent et Lalonde s’en sort avec un simple avertissement. Les policiers le reconduisent chez lui et ne s’attardent pas aux centaines de disquettes de jeux piratés qui jonchaient le plancher. Déjà, Frédéric Lalonde était trop en avance sur ses contemporains!

L’événement fait réfléchir le jeune homme, qui se lance dans des études en sciences pures, puis en arts. Il se dit qu’il ne doit pas gaspiller son talent. Pourtant, rapidement, il décroche du cégep : « Je n’étais pas fait pour l’école », dit-il.

Le début de l’aventure

Avec un ami décrocheur, Carl Robichaud, il fonde Bromley en 1993, une agence de développement de sites web et d’impression numérique. L’aventure dure trois ans et fut très intense. Puis, à 22 ans, il fonde Newtrade, avec Benoit Jolin.

« À l’époque, les sites web de réservations de chambres d’hôtel étaient une façade, dit-il. Les gens réservaient en ligne, ça paraissait bien. Mais le backoffice fonctionnait encore avec des fax! Expédia en envoyait 100 000 par jour, 10% se perdaient : on voyait le potentiel », dit Lalonde. Les deux compères veulent automatiser tout ça. Entre-temps, Bell, qui décroche la confection d’un portail touristique pour Québec, donne le contrat en sous-traitance à Newtrade. La jeune compagnie empoche un million. Mais ils ne sont pas au bout de leurs peines : le jour, ils travaillent au contrat de Bell, la nuit, ils codaient pour Newtrade.

En affaires, le hasard influence souvent le cours des choses. Le grand patron d’Expedia, Eric Blatchford, arrive du siège de Seattle pour passer un peu de temps dans sa ville natale, Montréal, question de rencontrer les membres de l’équipe de football de McGill. Un de ses adjoints lui parle de Newtrade et de sa technologie révolutionnaire. Blatchford fait un détour par le Vieux Montréal et cogne à la porte sans être annoncé. Un employé l’accueille sans façon et annonce la visite à Lalonde et Jolin, qui croient à une blague. Lorsqu’ils lui serrent la main, ils sont renversés.

Au bout de quelques semaines, Expedia finit par acheter Newtrade pour plusieurs dizaines de millions. « Je me sentais très hot pour un petit Québécois », confie-t-il. Au lieu de lui donner son chèque et lui souhaiter bonne chance, les patrons d’Expedia lui confient la direction de la nouvelle filiale : ils croient à son potentiel. Mais Lalonde vit un choc : comme haut dirigeant, il a accès à tous les chiffres. Et il se rend compte qu’Expedia n’a mobilisé que 12 jours de ventes pour absorber financièrement son entreprise. Charles Sirois, qui assiste à sa présentation, lui lance à la blague : « T’as pas vendu assez cher! »

Fédéric Lalonde réalise que les entrepreneurs québécois bradent leurs entreprises pour une bouchée de pain aux Américains. Et qu’il fait partie du lot! Mais, en 2002, le Québec techno n’est pas celui d’aujourd’hui : le capital de risque était quasi inexistant. Le retard sur nos voisins du sud est manifeste.

Une période d’apprentissage

Rapidement, il se rapproche des cofondateurs d’Expedia, Richard Barton et Lloyd Frink, ainsi que d’un grand patron d’alors, Dara Khosrowshahi (aujourd’hui PDG d’Uber) : « Pour moi, ce fut une chance inouïe, une école extraordinaire. Aujourd’hui, si vous me demandez de revenir en arrière et de choisir entre le fric et ce que j’ai appris avec eux, je choisis l’apprentissage sans hésiter! »

Expédia est une entreprise de quatre milliards de dollars. « Soyons francs : au départ, je ne savais pas grand-chose, dit-il. Je ne pouvais même pas lire les états financiers. Ils ont pourtant cru en moi. Ils m’ont répété que j’allais apprendre. Et j’ai appris! »

Barton et Frink offrent à Frédéric Lalonde de fonder Zillow. Il refusera plusieurs fois car il ne voulait pas s’expatrier à Seattle. Aujourd’hui, Zillow vaut sept milliards en Bourse. Lalonde ne regrette rien : il est mûr pour fonder autre chose. C’est un vrai serial entrepreneur, comme disent les Américains…

En 2006, il quitte Expédia. Il passe presque un an à faire du snowboard. Au point où sa femme lui somme d’arrêter! Il cogite un projet : lancer un service de voyage qui s’adresse directement au consommateur. Il veut clencher Expedia!

Le concept original est assez simple : Hopper vous offre les meilleures destinations au meilleur prix selon le type de voyage que vous voulez organiser. Rapidement, Lalonde s’associe avec Sébastien Mainville et Joost Ouwerkerk et obtient un premier financement de Brightspark Ventures, de Toronto. Ces derniers signent un chèque de 250 000$ alors que le concept de Hooper tient en un seul paragraphe.

C’est parti!

Les trois prochaines années seront consacrées au développement technologique. Les trois compères et une toute petite équipe codent comme des malades. Hopper doit analyser des montagnes de données provenant des compagnies aériennes… qui se font tirer l’oreille. Qu’à cela ne tienne, la rumeur enfle : une petite entreprise de Montréal détient une technologie révolutionnaire. Pourtant, Hopper ne roule pas sur l’or. Lalonde a compris que la frugalité est une vertu. Les rondes de financement se succèdent, mais personne n’a encore vu la technologie!

Ce qui n’empêche pas un journaliste de voyage du New York Times, Seth Kugel, de parler de Hopper, qu’il décrit comme la prochaine merveille techno. Kugel découvre par la bande une page cachée du site web de Hopper, où il réalise que sa technologie peut prévoir le prix des billets d’avion selon le moment de l’année. L’histoire explose sur le site du New York Times et est reprise à l’émission Good Morning America : un million de personnes se précipitent sur le site web de Hopper en quelques jours.

Mais Hopper n’a toujours rien à vendre. Les transporteurs rechignent à confier leurs données, car ils réalisent 70% de leurs ventes sur leur propre site web. Pourquoi alimenter un concurrent potentiel? « À l’époque, une rumeur veut que Google entre dans le marché du voyage, reprend-il. Les transporteurs en ont une peur bleue. Je négociais alors avec les dirigeants de Lufthansa, qui ne voulaient rien savoir. Sur un coup de tête, je leur lance qu’on développe plutôt une application. À l’époque, c’était nouveau et ça ne menaçait pas les ventes en ligne. Lufthansa accepte. Presque tous les autres ont suivi en quelques mois. »

Cette décision, salutaire, représente aussi une catastrophe : il faut remodeler l’environnement technologique en fonction d’une application, pas d’un site web! Et il faut faire ça en quelques semaines!

Entre-temps, Hopper se fait approcher par la caisse de retraite ontarienne Omers, qui se lance dans le capital de risque, une décision très controversée. Omers investit rapidement 10 M$ dans Hopper. La Caisse de dépôt et placement du Québec fera de même un peu plus tard, tout comme Investissement Québec. Après plusieurs rondes de financement, Hopper a désormais 100 M$ dans ses coffres. Il a fallu plus de six ans de développement technologique avant que l’entreprise ne décolle vraiment. Six ans! Une éternité dans le monde de la technologie. Mais les partenaires y ont cru, car celle de Hopper détient une avance quasi insurmontable. Fin 2014, c’est le décollage. En 18 mois, l’application aura été téléchargée plus de 10 millions de fois. C’est la consécration. L’effectif passe rapidement à 235 employés à Montréal et Boston.

Jusqu’à présent, Hopper est un conte de fées. Avec 30 millions de téléchargements à ce jour, l’entreprise a réalisé des ventes de un milliard l’an dernier. Frédéric Lalonde voit Hopper à 100 milliards d’ici quelques années. Il s’imagine recruter de 2000 à 3000 personnes. Mais jamais vendre à des Américains. Il ne se le cache pas : il veut créer un géant techno à la québécoise, entrer en Bourse, créer un écosystème qui rejaillira sur l’ensemble du Québec. Et on ne se surprendra pas d’y croire!

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Une collaboration de Stéphane Desjardins.

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