Dispute de loyer ou menace pour les garderies en milieu familial ?
Publié sur le site web du Journal des Voisins, 30 novembre 2021
Une banale dispute entre un propriétaire et un locataire menace la survie d’une garderie en milieu familial. Au-delà de son aspect privé, ce conflit pourrait affecter l’offre déjà famélique en service de garde dans l’arrondissement.
Ladite garderie est située dans 5 ½ au rez-de-chaussée d’un triplex de la rue Saint-Urbain, dans le quartier Chabanel, pour lequel le loyer mensuel est de 985$. Les propriétaires de la garderie, qui désirent garder l’anonymat pour ne pas affecter leurs multiples démarches juridiques, sont en conflit ouvert avec le propriétaire de leur logement depuis plus de cinq ans. En fait, les locataires se plaignent de harcèlement et ont même dû appeler les policiers à ce sujet.
Le cas a été abordé dans le cadre d’un reportage sur le harcèlement de locataires dans Ahuntsic-Cartierville, par le JDV, en juin dernier.
Il y a quelques mois, ils ont refusé une énième augmentation de loyer. Le propriétaire s’est donc tourné vers le Tribunal administratif du logement (l’ancienne Régie du logement) pour réclamer une éviction des locataires, car le propriétaire veut reprendre le logement pour y loger sa mère et sa fille.
Il se produit alors un revirement inattendu : la juge Isabelle Guiral refuse de se prononcer. À la lecture du jugement, qui remonte à la fin mars, que le JDV a obtenu, on comprend que la juge considère que le Tribunal administratif du logement n’a pas la compétence pour trancher cette cause, puisque le service de garde tenu par les locataires occupe plus du tiers de la superficie du logement. La juge considère donc qu’il s’agit d’un bail commercial, et non résidentiel. En fait, ajoute-t-elle, la compétence du Tribunal administratif du logement demeure une question qu’il faudra éventuellement trancher. Mais elle ne suggère aucune marche à suivre.
Propriétaire et locataires sont à nouveau devant les tribunaux pour tenter de résoudre leurs multiples litiges. Fort de la décision du juge Guiral, le propriétaire réclame désormais un loyer mensuel de 5000$. Les locataires, qui ont six enfants, ont refusé.
Plus de 80%
Dans sa décision, la juge estime que l’exploitation d’une garderie en milieu familial est une activité commerciale et qu’en vertu du Code civil du Québec, ce genre d’activité ne doit occuper pas plus du tiers de la superficie du logement pour que le bail soit reconnu comme un bail résidentiel. Or, selon la juge, la garderie occupe environ 80% de la superficie.
Pourtant, en tant que service de garde subventionné, il doit être situé dans une résidence privée, selon la réglementation du ministère de la Famille, arguent les locataires. Ces derniers se posent de sérieuses questions sur le bien-fondé de la décision du Tribunal du logement. Ils ne sont pas les seuls.
« Cette notion d’exploitation commerciale est un peu bizarre, commente Francine Lessard, PDG du Conseil québécois des services éducatifs à la petite enfance (CQSEPE), qui représente les CPE et les bureaux coordonnateurs de la garde en milieu familial. Une garderie en milieu familial, ça se passe dans la résidence occupée par une famille! Et ça occupe pratiquement tout l’espace : cuisine, salon, salle à manger, salle de jeu, cour, couloirs, chambres, etc. Je ne suis pas avocate, mais dans un service de garde en milieu familial, il n’y a pas de concept d’usage spécifique de chaque pièce du logement. On ne parle pas d’un dépanneur! Je ne comprends pas cette décision. »
Une garderie en milieu familial doit obtenir l’autorisation écrite du propriétaire, principalement pour éviter les nuisances. Les locataires dont il est ici question affirment que le propriétaire est au courant de l’existence de la garderie, car l’information serait indiquée au bail.
Lourde de conséquences
« J’ai fait un petit suivi et on n’a jamais entendu parler d’une décision comme celle-là », commente Hubert Forcier, conseiller à l’information à la Fédération de la santé et des services sociaux de la CSN, un des syndicats qui représente les éducatrices propriétaires d’un service de garde en milieu familial chapeauté par un bureau coordonnateur.
« Cette décision est, disons, spéciale, reprend-il. Un service de garde en milieu familial est, par sa nature, situé dans la résidence privée de l’éducatrice. Je trouve ça très curieux que le Tribunal du logement considère que ce n’est pas une résidence. »
M. Forcier n’a jamais entendu parler d’une décision similaire ailleurs au Québec.
« C’est certain qu’elle pourrait avoir une incidence si ça s’imposait comme jurisprudence, ou si ça devenait une nouvelle habitude chez les propriétaires, de transformer leurs logements privés en locaux commerciaux sous prétexte qu’on y tient une garderie en milieu familial », dit-il.
Ce dernier réitère qu’en général, les éducatrices ne font pas une fortune.
« S’ils se retrouvent avec une grosse augmentation de loyer, sous prétexte que c’est un bail commercial, ils vont remettre en question l’idée même d’opérer un service de garde. C’est certain que le logement abordable concerne tout le monde, pas juste les éducatrices, reprend M. Forcier. De telles augmentations entraîneraient certainement la fermeture de nombreux services de garde si de telles décisions devaient se multiplier. Surtout qu’à Montréal, une grande part de ces services sont situés dans des appartements locatifs… »
Déjà que les parents québécois doivent composer avec un manque flagrant de places en garderie…
Du côté de l’organisme Ma place au travail, un groupe qui fait pression pour des places additionnelles dans le réseau de garde québécois, on mentionne ne pas connaître de situations similaires ailleurs au Québec. L’organisme ajoute que si un tel cas s’étendait à d’autres services de garde, ça pourrait énormément affecter la pénurie actuelle de places en services de garde.
Le porte-parole de la députée de Maurice-Richard, Marie Montpetit, n’a pas voulu émettre de commentaire sur un jugement spécifique émanant d’un tribunal administratif.